"Penser au bonheur et l'atteindre ?" ("Les vies bienheureuses" sur le blog d'Ariane Charton)
Par admin, mercredi 16 mars 2016 à 11:01 :: "Les vies enchantées" (2016) :: #825 :: rss
Un article d'Ariane Charton sur son blog "Les âmes sensibles"
Dans son précédent livre, Aymeric Patricot brossait le portrait de « petits blancs ». Des vies souvent pleines de désillusion, de déception. Des êtres qui avaient l’impression de n’être pas à leur place dans un monde qu’ils croyaient le leur. Avec cette « enquête sur le bonheur », ces descriptions de « vies enchantées » on pourrait penser que l’auteur s’est intéressé à des êtres totalement opposés. Ces gens heureux ne sont pourtant pas des nantis, certains certes vivent bien, dans des villes ou quartiers agréables, avec une excellente situation mais d’autres ont des vies bien modestes comme Mehdi qui vit du RSA au Havre, Sylvie bibliothécaire ou encore la punkette et cet ancien communicant qui a plaqué son travail pour une année sabbatique et vit depuis de petits boulots et d’aides sociales. Certes, il y a aussi Julien, directeur financier d’une grande entreprise ou François, profession libérale qui vit confortablement avec sa famille à Compiègne mais la question du bonheur est d’abord une question intime, qui ne tient pas au confort matériel, au lieu d’habitation mais à la façon de percevoir la vie, de la remplir et par-là d’accepter ou d’oublier la mort. « Le bonheur est le franchissement des obstacles » comme l’écrit l’auteur en préambule. Tous les gens heureux décrits dans ce livre ont trouvé un moyen de s’arranger avec la vie, de s’arranger avec le temps, de s’arranger avec le monde et l’infini qui n’a que faire d’eux, pour atteindre une forme de bonheur.
Aymeric Patricot rapporte les paroles de ces gens heureux, nous les présente dans leur jus, souligne des traits physiques ou des caractéristiques permettant en quelques mots de s’imaginer devant eux. S’imaginer comme l’auteur qui a lui aussi laissé son imagination travailler pour ces portraits. Il en résulte une impression d’intimité et de familiarité étonnante et réjouissante.
Ces gens ont compris que le bonheur est avant tout une question de volonté et de discipline. Une discipline exigeante mais qui récompense ceux qui s’y tiennent. Ce n’est en rien un bonheur factice, forcé comme l’explique François père de famille comblé, cette discipline à ses yeux fait justement partie du bonheur.
Le bonheur c’est aussi accepter d’être en marge au quotidien, en marge d’une société qui a vite fait de nous abrutir entre les exigences et pressions du milieu professionnel, les exhortations à la consommation et les normes sociales. Plusieurs des gens heureux décrits ici ont même fait le choix de peu travailler ou tout au moins de s’arranger pour que le travail ne soit pas un poids dans leur vie comme le dilettante, le voyageur ou cette jeune femme qui travaille dans la communication de groupes musicaux et lieux de divertissement parce qu’elle tire sa félicité de la vie de la nuit et de la fête.
Le bonheur réclame également de bien se connaître (heureux sont déjà ceux qui sont capables de cette introspection) et de la persévérance pour savoir aller vers ce qui nous hausse, nous comble, nous habite ou nous permet de déjouer ce qui nous éloigne de la félicité.
Tous ces gens ont une vraie volonté, une vraie résistance par rapport aux autres qui pourraient les critiquer (comme le maniaque et le cynique), une vraie résistance aussi face aux tentations de l’éparpillement (il y a finalement un côté monomaniaque chez presque tous de la paysagiste à l’activiste en passant par le baiseur). Une vraie résistance face à ce qui nous afflige même s’ils ne sont pas à l’abri des soucis et le reconnaissent bien volontiers. Le bonheur est pour eux une sorte de caractère qui perdure même dans les moments difficiles. A chacun ses moyens et certains peuvent paraître discutables, étranges, égoïstes. Mais le cynique ou la punkette, chacun dans leur genre, cherche à se protéger aussi et libres aux autres de faire de même. Résistance ou « folie » comme le dit l’auteur.
Le temps, la mort apparaissent comme deux ennemis du bonheur. La liberté, elle, est une alliée mais qui demande un certain art de vivre, car elle est souvent liée à une forme de solitude ou de détachement à l’égard d’autrui.
Le bonheur est donc aussi une question d’équilibre toujours fragile.
Face à la mort comme face au temps, ces gens usent de « stratagèmes ». Il y a par exemple le système du maniaque qui « s’épargne l’angoisse du temps » en classant, archivant toute sa vie comme les livres lus, les films vus, les objets jetés mais au préalable photographiés, le tout agrémenté de notes de satisfaction qui lui permettent d’établir des statistiques sur le taux de félicité d’une année. Toute cette maniaquerie le rassure. Il a trouvé le bonheur dans « la synthèse », l’une des catégories de bonheur déterminées par l’auteur. Le même type de bonheur que l’activiste qui voit dans les causes pour lesquelles il agit le point autour duquel tourne sa vie. A part Julien, le riche, et encore, aucun ne trouve la félicité dans une satisfaction purement matérielle ou professionnelle, cela s’accompagne toujours d’une réflexion à la fois plus approfondie et détachée de leur situation. Par exemple, Sylvain, ancien de la brigade anticriminelle qui accède au bonheur par « sublimation » : pendant ces dix années dans ce service, il se percevait comme un « preux chevalier » défendant les faibles, ceux qui sont agressés. L’action, et maintenant son souvenir, ont comblé sa vie.
Comme l’auteur lui-même qui se sent plus d’affinités avec tels de ses personnages plutôt qu’avec d’autres, certaines de ces vies enchantées m’ont davantage touchée ou interpellée.
Il y a d’abord la paysagiste qui ouvre le livre. Elle prend soin de son jardin, s’émerveille de fenêtre la vie des fleurs, brèves, belles, sans cesse renouvelées. En les admirant elle a l’impression de se « fondre dans une sorte de flux de vie perpétuelle », de se fondre dans ce grand tout qui nous survit. C’est sans doute une façon pour elle d’être encore avec son fils mort. Car elle explique qu’elle est parvenue à cet état de bonheur (grave et esthétique) alors qu’elle a perdu son fils. Son attitude me semble incroyable, impossible. Comment être capable d’éprouver encore du bonheur de vivre quand on survit à son enfant (peut-être qui plus est son enfant unique) ? Même après des années, il me semble que c’est le deuil dont on ne peut pas se remettre parce qu’une part de nous-même nous est arrachée. Il y a chez la paysagiste une forme d’orgueil qui non seulement la sauve de l’inacceptable deuil mais la fait grandir comme si tout son jardin vivait en elle et son fils avec.
François, le père de famille qui voit dans la paternité une forme d’accomplissement m’a aussi touchée. Etre père comme il l’explique était d’ailleurs une sorte de vocation, dès sa jeunesse. Il est heureux de participer à l’avenir à travers ses quatre enfants. Il leur construit de bonnes bases en se montrant positif avec eux, il leur montre l’exemple de la félicité et par-là en profite aussi. Cela peut sembler banal, un peu simpliste mais en même temps si juste. Le bonheur d’être parent rend l’enfant heureux d’être là ; l’enfant ne peut être heureux de vivre que si on lui montre l’exemple. C’est également ce que semble faire Sylvie la douce bibliothécaire qui ne couve pas son enfant mais lui montre tout simplement qu’il « est aimé ». Se sentir aimé ne suffit pas à être heureux mais apporte à l’enfant un sentiment de sécurité et de confiance qui participeront plus tard à son accomplissement. Bien sûr, il y a peu de parents qui n’aiment pas leurs enfants mais combien négligent de manifester cette affection qui certes va de soi ? Ils ne pensent pas à manifester leur amour parce qu’ils sont pris dans le quotidien, le travail, bref tous ces corps étrangers qui, si on n’y prend pas garde, nous éloigne de nous-mêmes et donc du bonheur.
Jean-François l’érudit accumule les livres, les sources de savoir sans se sentir écrasé par la quantité accumulée et la quantité qu’il lui échappe. Aymeric Patricot le décrit faisant des listes de mots pour les connaître, se les approprier. Un exemple de monomanie qui pourrait paraître pathétique et vain. Mais cet érudit ne regarde pas le verre à moitié vide des connaissances qu’il n’a pas avec désespoir, il tâche de remplir de plus en plus son verre de connaissance sous l’œil admiratif de son épouse. Cette femme, esthète, trouve de la beauté dans l’attitude de son compagnon. Une admiration qui participe aussi au bonheur de Jean-François puisqu’il vit dans le partage de la culture, du savoir. Cette attitude m’a fait penser à celle de mon père qui, dans sa bibliothèque, sous les combles, accumulait des papiers, des documents sur tout, il gardait même des choses en double, en triple. Il était trop secret pour que je le sache mais peut-être qu’à l’instar de Jean-François il éprouvait une vraie satisfaction dans cette accumulation et ce même si, hélas, il ne partageait pas ou peu sa bibliothèque avec sa famille.
L’auteur a déterminé six catégories d’accès au bonheur. Un classement poétique qui résume les différentes manières d’aborder l’existence, de se placer dans la vie, par rapport au monde. Par exemple, les représentants des deux premières formes, le bonheur par extension (où figurent la paysagiste et l’érudit) et par dispersion (où l’on trouve Mehdi au RSA ou un expert-comptable qui cultive le dilettantisme comme un art de vivre) cherchent comme dit l’auteur à repousser les enveloppes de leur moi jugées trop étroites.
Pour chaque catégorie, outre quatre exemples rencontrés au hasard de la vie, Aymeric Patricot convoque un écrivain dont l’œuvre, la philosophie de vie lui paraissent correspondre à ce type de bonheur.
L’attitude de l’écrivain qui se rapproche du bonheur par « synthèse » est ainsi selon lui Simone de Beauvoir qui « croit au pouvoir du mot juste et à ceux de l’action ». L’auteur parle de son œuvre autobiographique, qui demeure la plus intéressante, le plus vivante aujourd’hui. Dans ses mémoires, Beauvoir fait preuve de générosité, de sens de l’amitié, de sensualité, en somme de goût pour la vie et l’humain que ne partageait pas Sartre dont on ne peut dire qu’il soit un exemple de bonheur de vivre.
On peut s’étonner de trouver Céline qui ne paraît vivre que pour vitupérer. Mais justement cette attitude, en opposition perpétuelle, lui procure une forme de jubilation, une force vitale qui n’a rien à voir avec les petits bonheurs à la Delerm mais qui peut s’apparenter à une sorte de bonheur, de satisfaction à la pensée qu’il est dans le vrai, qu’il n’est pas dupe. On est moins surpris de trouver Montaigne, Colette ou Aragon tant ces écrivains se distinguent par leur façon de sentir la vie, avec une certaine sensualité, une certaine conscience épanouie qu’ils parviennent ensuite à exprimer sur le papier.
On aurait pu aussi trouver Stendhal, je crois, même s’il a sans doute était davantage en quête du bonheur qu’il n’en a joui. Il a éprouvé des moments de félicité, notamment dans l’écriture, dans l’amour et dans les œuvres d’art plastiques et musicales. Un bonheur tantôt par « expansion » tantôt par « sublimation ».
Au fil de ces portraits, comme dans ses autres ouvrages, Aymeric Patricot évoque avec discrétion sa vie, ses origines, ses choix d’existence et ici sa position par rapport à ces « vies enchantées » comme il l’avait fait par rapport aux « petits blancs ». Un portrait en pointillé de l’auteur qui cherche également sa façon d’être heureux. Il clôt d’ailleurs son livre par Colette « cette papesse de la jouissance », qui incarne pour lui l’écrivain du bonheur par excellence. Aymeric Patricot ne cherche pas à imiter Colette ce serait vain et stérile mais il déguste son œuvre pour y puiser, peut-être l’inspiration afin de construire à son tour son œuvre « à [s]a manière, c’est-à-dire hésitante » dit-il. Une modestie qui pourrait bien aussi le mener sinon sur la voie de son bonheur particulier, du moins le mener, paradoxalement, à oser écrire pleinement peut-être en continuant justement à observer, à sentir le monde autour de lui mais en y ajoutant plus fortement sa présence.
Je termine sur les « Les Vies enchantées » par Sylvie, la douce dont je me suis sentie proche. Elle prend la vie avec douceur, aime se fondre pour « s’inscrire dans le grand flux majeur ». Elle a assez de force pour tenir dans la douceur, une force de conviction qu’elle fait manifestement partager à son enfant. Tous les bébés sont naturellement dans la douceur, l’émerveillement, l’affectif ; c’est au fil du temps qu’ils devront se durcir. Sylvie, elle, persévère dans la douceur pour les autres mais aussi un peu contre les autres tant comme le souligne l’auteur « la douceur est interprétée comme une faiblesse, un refus de s’intégrer » ou une source de mépris. Dommage que la société des adultes soit d’abord un monde dur, un monde où l’on passe en force, où l’on se bat, où l’on se concurrence. La douceur n’est pourtant un frein ni à l’action, ni à l’intelligence, elle est seulement une perception du monde différente. Pour Sylvie, la méchanceté est inutile, elle la voit comme un divertissement à l’ennui. Une façon aussi sans doute d’asseoir sa puissance, sa position face aux autres. La douceur ne triomphera jamais mais réjouissons-nous qu’elle existe et qu’elle se repende parfois dans nos existences.
Dans son précédent livre, Aymeric Patricot brossait le portrait de « petits blancs ». Des vies souvent pleines de désillusion, de déception. Des êtres qui avaient l’impression de n’être pas à leur place dans un monde qu’ils croyaient le leur. Avec cette « enquête sur le bonheur », ces descriptions de « vies enchantées » on pourrait penser que l’auteur s’est intéressé à des êtres totalement opposés. Ces gens heureux ne sont pourtant pas des nantis, certains certes vivent bien, dans des villes ou quartiers agréables, avec une excellente situation mais d’autres ont des vies bien modestes comme Mehdi qui vit du RSA au Havre, Sylvie bibliothécaire ou encore la punkette et cet ancien communicant qui a plaqué son travail pour une année sabbatique et vit depuis de petits boulots et d’aides sociales. Certes, il y a aussi Julien, directeur financier d’une grande entreprise ou François, profession libérale qui vit confortablement avec sa famille à Compiègne mais la question du bonheur est d’abord une question intime, qui ne tient pas au confort matériel, au lieu d’habitation mais à la façon de percevoir la vie, de la remplir et par-là d’accepter ou d’oublier la mort. « Le bonheur est le franchissement des obstacles » comme l’écrit l’auteur en préambule. Tous les gens heureux décrits dans ce livre ont trouvé un moyen de s’arranger avec la vie, de s’arranger avec le temps, de s’arranger avec le monde et l’infini qui n’a que faire d’eux, pour atteindre une forme de bonheur.
Aymeric Patricot rapporte les paroles de ces gens heureux, nous les présente dans leur jus, souligne des traits physiques ou des caractéristiques permettant en quelques mots de s’imaginer devant eux. S’imaginer comme l’auteur qui a lui aussi laissé son imagination travailler pour ces portraits. Il en résulte une impression d’intimité et de familiarité étonnante et réjouissante.
Ces gens ont compris que le bonheur est avant tout une question de volonté et de discipline. Une discipline exigeante mais qui récompense ceux qui s’y tiennent. Ce n’est en rien un bonheur factice, forcé comme l’explique François père de famille comblé, cette discipline à ses yeux fait justement partie du bonheur.
Le bonheur c’est aussi accepter d’être en marge au quotidien, en marge d’une société qui a vite fait de nous abrutir entre les exigences et pressions du milieu professionnel, les exhortations à la consommation et les normes sociales. Plusieurs des gens heureux décrits ici ont même fait le choix de peu travailler ou tout au moins de s’arranger pour que le travail ne soit pas un poids dans leur vie comme le dilettante, le voyageur ou cette jeune femme qui travaille dans la communication de groupes musicaux et lieux de divertissement parce qu’elle tire sa félicité de la vie de la nuit et de la fête.
Le bonheur réclame également de bien se connaître (heureux sont déjà ceux qui sont capables de cette introspection) et de la persévérance pour savoir aller vers ce qui nous hausse, nous comble, nous habite ou nous permet de déjouer ce qui nous éloigne de la félicité.
Tous ces gens ont une vraie volonté, une vraie résistance par rapport aux autres qui pourraient les critiquer (comme le maniaque et le cynique), une vraie résistance aussi face aux tentations de l’éparpillement (il y a finalement un côté monomaniaque chez presque tous de la paysagiste à l’activiste en passant par le baiseur). Une vraie résistance face à ce qui nous afflige même s’ils ne sont pas à l’abri des soucis et le reconnaissent bien volontiers. Le bonheur est pour eux une sorte de caractère qui perdure même dans les moments difficiles. A chacun ses moyens et certains peuvent paraître discutables, étranges, égoïstes. Mais le cynique ou la punkette, chacun dans leur genre, cherche à se protéger aussi et libres aux autres de faire de même. Résistance ou « folie » comme le dit l’auteur.
Le temps, la mort apparaissent comme deux ennemis du bonheur. La liberté, elle, est une alliée mais qui demande un certain art de vivre, car elle est souvent liée à une forme de solitude ou de détachement à l’égard d’autrui.
Le bonheur est donc aussi une question d’équilibre toujours fragile.
Face à la mort comme face au temps, ces gens usent de « stratagèmes ». Il y a par exemple le système du maniaque qui « s’épargne l’angoisse du temps » en classant, archivant toute sa vie comme les livres lus, les films vus, les objets jetés mais au préalable photographiés, le tout agrémenté de notes de satisfaction qui lui permettent d’établir des statistiques sur le taux de félicité d’une année. Toute cette maniaquerie le rassure. Il a trouvé le bonheur dans « la synthèse », l’une des catégories de bonheur déterminées par l’auteur. Le même type de bonheur que l’activiste qui voit dans les causes pour lesquelles il agit le point autour duquel tourne sa vie. A part Julien, le riche, et encore, aucun ne trouve la félicité dans une satisfaction purement matérielle ou professionnelle, cela s’accompagne toujours d’une réflexion à la fois plus approfondie et détachée de leur situation. Par exemple, Sylvain, ancien de la brigade anticriminelle qui accède au bonheur par « sublimation » : pendant ces dix années dans ce service, il se percevait comme un « preux chevalier » défendant les faibles, ceux qui sont agressés. L’action, et maintenant son souvenir, ont comblé sa vie.
Comme l’auteur lui-même qui se sent plus d’affinités avec tels de ses personnages plutôt qu’avec d’autres, certaines de ces vies enchantées m’ont davantage touchée ou interpellée.
Il y a d’abord la paysagiste qui ouvre le livre. Elle prend soin de son jardin, s’émerveille de fenêtre la vie des fleurs, brèves, belles, sans cesse renouvelées. En les admirant elle a l’impression de se « fondre dans une sorte de flux de vie perpétuelle », de se fondre dans ce grand tout qui nous survit. C’est sans doute une façon pour elle d’être encore avec son fils mort. Car elle explique qu’elle est parvenue à cet état de bonheur (grave et esthétique) alors qu’elle a perdu son fils. Son attitude me semble incroyable, impossible. Comment être capable d’éprouver encore du bonheur de vivre quand on survit à son enfant (peut-être qui plus est son enfant unique) ? Même après des années, il me semble que c’est le deuil dont on ne peut pas se remettre parce qu’une part de nous-même nous est arrachée. Il y a chez la paysagiste une forme d’orgueil qui non seulement la sauve de l’inacceptable deuil mais la fait grandir comme si tout son jardin vivait en elle et son fils avec.
François, le père de famille qui voit dans la paternité une forme d’accomplissement m’a aussi touchée. Etre père comme il l’explique était d’ailleurs une sorte de vocation, dès sa jeunesse. Il est heureux de participer à l’avenir à travers ses quatre enfants. Il leur construit de bonnes bases en se montrant positif avec eux, il leur montre l’exemple de la félicité et par-là en profite aussi. Cela peut sembler banal, un peu simpliste mais en même temps si juste. Le bonheur d’être parent rend l’enfant heureux d’être là ; l’enfant ne peut être heureux de vivre que si on lui montre l’exemple. C’est également ce que semble faire Sylvie la douce bibliothécaire qui ne couve pas son enfant mais lui montre tout simplement qu’il « est aimé ». Se sentir aimé ne suffit pas à être heureux mais apporte à l’enfant un sentiment de sécurité et de confiance qui participeront plus tard à son accomplissement. Bien sûr, il y a peu de parents qui n’aiment pas leurs enfants mais combien négligent de manifester cette affection qui certes va de soi ? Ils ne pensent pas à manifester leur amour parce qu’ils sont pris dans le quotidien, le travail, bref tous ces corps étrangers qui, si on n’y prend pas garde, nous éloigne de nous-mêmes et donc du bonheur.
Jean-François l’érudit accumule les livres, les sources de savoir sans se sentir écrasé par la quantité accumulée et la quantité qu’il lui échappe. Aymeric Patricot le décrit faisant des listes de mots pour les connaître, se les approprier. Un exemple de monomanie qui pourrait paraître pathétique et vain. Mais cet érudit ne regarde pas le verre à moitié vide des connaissances qu’il n’a pas avec désespoir, il tâche de remplir de plus en plus son verre de connaissance sous l’œil admiratif de son épouse. Cette femme, esthète, trouve de la beauté dans l’attitude de son compagnon. Une admiration qui participe aussi au bonheur de Jean-François puisqu’il vit dans le partage de la culture, du savoir. Cette attitude m’a fait penser à celle de mon père qui, dans sa bibliothèque, sous les combles, accumulait des papiers, des documents sur tout, il gardait même des choses en double, en triple. Il était trop secret pour que je le sache mais peut-être qu’à l’instar de Jean-François il éprouvait une vraie satisfaction dans cette accumulation et ce même si, hélas, il ne partageait pas ou peu sa bibliothèque avec sa famille.
L’auteur a déterminé six catégories d’accès au bonheur. Un classement poétique qui résume les différentes manières d’aborder l’existence, de se placer dans la vie, par rapport au monde. Par exemple, les représentants des deux premières formes, le bonheur par extension (où figurent la paysagiste et l’érudit) et par dispersion (où l’on trouve Mehdi au RSA ou un expert-comptable qui cultive le dilettantisme comme un art de vivre) cherchent comme dit l’auteur à repousser les enveloppes de leur moi jugées trop étroites.
Pour chaque catégorie, outre quatre exemples rencontrés au hasard de la vie, Aymeric Patricot convoque un écrivain dont l’œuvre, la philosophie de vie lui paraissent correspondre à ce type de bonheur.
L’attitude de l’écrivain qui se rapproche du bonheur par « synthèse » est ainsi selon lui Simone de Beauvoir qui « croit au pouvoir du mot juste et à ceux de l’action ». L’auteur parle de son œuvre autobiographique, qui demeure la plus intéressante, le plus vivante aujourd’hui. Dans ses mémoires, Beauvoir fait preuve de générosité, de sens de l’amitié, de sensualité, en somme de goût pour la vie et l’humain que ne partageait pas Sartre dont on ne peut dire qu’il soit un exemple de bonheur de vivre.
On peut s’étonner de trouver Céline qui ne paraît vivre que pour vitupérer. Mais justement cette attitude, en opposition perpétuelle, lui procure une forme de jubilation, une force vitale qui n’a rien à voir avec les petits bonheurs à la Delerm mais qui peut s’apparenter à une sorte de bonheur, de satisfaction à la pensée qu’il est dans le vrai, qu’il n’est pas dupe. On est moins surpris de trouver Montaigne, Colette ou Aragon tant ces écrivains se distinguent par leur façon de sentir la vie, avec une certaine sensualité, une certaine conscience épanouie qu’ils parviennent ensuite à exprimer sur le papier.
On aurait pu aussi trouver Stendhal, je crois, même s’il a sans doute était davantage en quête du bonheur qu’il n’en a joui. Il a éprouvé des moments de félicité, notamment dans l’écriture, dans l’amour et dans les œuvres d’art plastiques et musicales. Un bonheur tantôt par « expansion » tantôt par « sublimation ».
Au fil de ces portraits, comme dans ses autres ouvrages, Aymeric Patricot évoque avec discrétion sa vie, ses origines, ses choix d’existence et ici sa position par rapport à ces « vies enchantées » comme il l’avait fait par rapport aux « petits blancs ». Un portrait en pointillé de l’auteur qui cherche également sa façon d’être heureux. Il clôt d’ailleurs son livre par Colette « cette papesse de la jouissance », qui incarne pour lui l’écrivain du bonheur par excellence. Aymeric Patricot ne cherche pas à imiter Colette ce serait vain et stérile mais il déguste son œuvre pour y puiser, peut-être l’inspiration afin de construire à son tour son œuvre « à [s]a manière, c’est-à-dire hésitante » dit-il. Une modestie qui pourrait bien aussi le mener sinon sur la voie de son bonheur particulier, du moins le mener, paradoxalement, à oser écrire pleinement peut-être en continuant justement à observer, à sentir le monde autour de lui mais en y ajoutant plus fortement sa présence.
Je termine sur les « Les Vies enchantées » par Sylvie, la douce dont je me suis sentie proche. Elle prend la vie avec douceur, aime se fondre pour « s’inscrire dans le grand flux majeur ». Elle a assez de force pour tenir dans la douceur, une force de conviction qu’elle fait manifestement partager à son enfant. Tous les bébés sont naturellement dans la douceur, l’émerveillement, l’affectif ; c’est au fil du temps qu’ils devront se durcir. Sylvie, elle, persévère dans la douceur pour les autres mais aussi un peu contre les autres tant comme le souligne l’auteur « la douceur est interprétée comme une faiblesse, un refus de s’intégrer » ou une source de mépris. Dommage que la société des adultes soit d’abord un monde dur, un monde où l’on passe en force, où l’on se bat, où l’on se concurrence. La douceur n’est pourtant un frein ni à l’action, ni à l’intelligence, elle est seulement une perception du monde différente. Pour Sylvie, la méchanceté est inutile, elle la voit comme un divertissement à l’ennui. Une façon aussi sans doute d’asseoir sa puissance, sa position face aux autres. La douceur ne triomphera jamais mais réjouissons-nous qu’elle existe et qu’elle se repende parfois dans nos existences.
La douceur, c’est bien justement ce qui manque dans l’univers, dans la vie de Claire, issue d’une grande école de commerce en poste chez Nutribel, un géant de l’agro-alimentaire. Agée d’une trentaine d’années, elle est en couple avec Antonin, jeune cadre travaillant dans la finance et tout aussi performant.
Claire est l’héroïne du premier roman de Stéphanie Dupays, Brillante.
Claire ne pourrait figurer dans Les Vies enchantées même si au début, tout semble aller parfaitement dans sa vie (elle vient de présenter avec succès un gros dossier et participe à une grande soirée privée à Beaubourg organisée par sa boîte). Elle cherche d’ailleurs à un moment à s’échapper de cette soirée en allant admirer à l’étage des Chagall, seule, sans Antonin, qui ne semble pas sensible aux arts. « N’a-t-elle pas mérité de se plonger quelques secondes dans les couleurs de Chagall ? » demande l’auteur. Antonin ne veut pas la suivre, le but de ces soirées c’est de se faire voir non d’admirer des toiles et quand il la prend en photo pour sa page Facebook, il lui demande de sourire « un peu plus ». D’emblée, on devine au fond de Claire une fragilité et un désaccord intérieur que le moindre événement peut réveiller. Une fois rentrée, elle prend des petits comprimés pour dormir et être opérante le lendemain. Cette fragilité juste suggérée montre qu’elle n’a pas en elle cette force que procure le vrai bonheur, bien différent de la réussite. Elle s’abandonne à l’admiration de Chagall mais c’est un court moment dont elle ne parvient pas à tirer parti pour penser à elle, à son bonheur personnel.
En effet, toute son existence tourne autour de son entreprise dont elle croyait être l’une des filles les plus brillantes et qui se retrouve reléguée au rang de vilain petit canard. Pourquoi ? Parce qu’elle pourrait faire concurrence à sa supérieure hiérarchique qu’elle a remplacée une fois au pied levé pour la présentation d’un dossier. Elle a remplacé Corinne parce que l’un des enfants de cette dernière était malade. L’intrusion du privé, de l’inattendu qui a perturbé Corinne, lui a fait craindre pour sa place (alors que dans une société soucieuse de l’individu, une mère de famille, même avec un poste à responsabilités pourrait aussi être une mère de famille, sans avoir peur qu’un homme ou une femme sans enfant la double). Claire et Corinne sont focalisées sur leur carrière, leurs performances. C’est pour elles une façon d’être au monde, de s’imposer. Une triste manière car nous ne sommes pas souvent maître de notre position dans le monde du travail, il faut faire avec les autres qui sont davantage dans la mise en concurrence que dans l’entraide. Hors, comment pourrions-nous tirer du bonheur de ce que nous ne maîtrisons pas ? Claire et Corinne ne sont que des pièces d’un immense organigramme qui pourrait se passer d’elles ; ce n’est donc pas là que réside l’essentiel, que réside leur bonheur qui est affaire d’intime. Mais Claire l’ignore et quand elle se retrouve à travailler avec des bras cassés dans un bureau plus petit et à voir les heures de bureau défiler avec lenteur sans rien à avoir à faire, elle n’y voit qu’une déchéance. Une dépréciation de soi qui la plonge peu à peu dans un véritable état dépressif décrit par l’auteur avec un mélange réussi de distance et d’empathie.
« Depuis qu’elle est isolée, la cantine est devenue l’affront suprême en même temps qu’un dérivatif à l’ennui. Dès dix heures quarante-cinq, elle scrute l’horloge en bas à droite de l’écran. » Avant son emploi du temps était si chargé qu’elle « ne sentait pas ce qu’elle mangeait », avalant un plat à la hâte quand elle ne déjeunait pas à l’extérieur pour un repas d’affaires. Dans les deux situations, Claire est en souffrance, mais dans le second cas, les occupations, son travail l’empêchaient d’en prendre conscience.
Coco, amie de la sœur de Claire, embauchée en CDD comme secrétaire chez Nutribel lui propose un jour de prendre un café. Claire sympathise avec quelqu’un en dessous de sa condition ce qui ne se fait pas quand on est brillant. Mais maintenant qu’elle est placardisée, elle est accessible et a même plaisir à ce que Coco l’invite. Coco lui dit « profites-en pour faire quelque chose qui te plaît ». Même si elle n’est pas prête à suivre cette injonction, minée par la dépression, Claire se livre à quelques activités dont elle n’avait plus l’habitude comme entrer dans une librairie. Elle tombe sur Le marteau sans maître de René Char, elle achète le livre, se souvenant avoir oublié son volume à Londres à une époque où justement elle se déprenait de la littérature, à une époque où la poésie lui devenait incompréhensible.
Un matin, elle n’a pas la force morale d’aller travailler. Elle ressort du métro, se réfugie chez elle, reste une partie de la journée allongée sur son lit. Elle a honte de voler ces heures qu’elle devrait consacrer au bureau (où pourtant elle ne sert à rien) mais au moins, elle est enfin avec elle-même et cela lui permet en fin d’après-midi de pouvoir lire…, de pouvoir lire Belle du Seigneur, de retrouver la jeune femme littéraire qu’elle était avant. Elle puise dans la lecture « réconfort et énergie ». Certes, elle n’a pas encore la capacité d’accepter ce moment de retrouvailles avec elle-même, elle n’est pas encore capable de cette résistance au monde que réclame le bonheur mais elle devine qu’une autre Claire vit au fond d’elle. C’est justement cet écartèlement implicite, dont Claire a à peine conscience qui fait la force du roman, notamment dans ce beau passage.
Claire a une sœur, Juliette, créative, bohème, insoucieuse, son opposée. Bien sûr qu’une vie de cadre supérieur n’est pas incompatible avec le bonheur et qu’une vie de bohème n’est pas un gage de félicité. Mais un cadre heureux est justement quelqu’un qui ne limite pas sa vie au travail, qui sait aussi s’écouter, être avec son moi intime et sensible. Or, Claire n’ose pas s’écouter ou a oublié qu’elle devait le faire. Elle ne sollicite en permanence que son moi social, son moi de fille brillante au bras d’un garçon brillant. Sa relation de couple ressemble d’ailleurs à un partenariat (tu me fais briller, je te fais briller, nous donnons l’impression du bonheur) dans laquelle il n’y a aucune confiance, aucune mise à nu. Claire n’ose pas parler à Antonin de sa placardisation parce qu’elle a peur de son jugement, peur que leur « couple » basé sur la réussite et la belle apparence, vole en éclat. D’amour, il n’est jamais question. Quant à ses parents, ils sont affectueux mais ils ne la comprennent pas non plus parce que leur existence est devenue trop différente. Quand elle revient chez eux, à Angers, se reposer, se réfugier, elle redevient petite fille. C’est finalement avec Juliette qu’elle parvient le mieux se livrer tant il est vrai que dans la famille c’est souvent auprès d’un frère ou d’une soeur qu’on a le moins de mal à se confier lorsqu’on a la chance d’entretenir une relation fraternelle étroite. D’ailleurs, si Stéphanie Dupays reste centrée sur le parcours de Claire, la complicité entre les deux sœurs est abordée avec finesse et sans que cela donne lieu à des oppositions caricaturales.
Finalement Claire va quitter Nutribel, je n’en dirai pas plus afin de préserver le suspens. La fin est d’ailleurs aussi un point d’interrogation. Tout juste peut-on penser que l’épreuve a fait mûrir Claire et qu’elle verra l’existence avec un regard plus doux pour elle-même.
Ce premier roman, indirectement, tout comme l’essai d’Aymeric Patricot, nous rappellent que notre vie n’appartient qu’à nous et non à une société qui par facilité nous fond dans une masse anonyme tout en nous faisant croire que nous sommes libres et uniques. L’individualisme, l’exhibition de sa personne (il est maintenant si facile d’avoir son petit quart d’heure de célébrité), le culte de la réussite personnelle que notre monde moderne exaltent n’a rien à voir avec l’épanouissement de soi. Cet épanouissement, une fois qu’on est parvenu à l’atteindre, est le signe d’une existence réussie et d’un rapport au monde pacifié. C’est certainement un travail de toute une vie mais qui mérite qu’on s’y consacre afin de ne pas se retrouver bien pauvre au seuil de la mort comme le père du narrateur dans Les Noyers de l’Altenburg de Malraux : « Le sens de la vie était le bonheur et il s’était occupé, crétin, d’autre chose que d’être heureux ! »
Claire est l’héroïne du premier roman de Stéphanie Dupays, Brillante.
Claire ne pourrait figurer dans Les Vies enchantées même si au début, tout semble aller parfaitement dans sa vie (elle vient de présenter avec succès un gros dossier et participe à une grande soirée privée à Beaubourg organisée par sa boîte). Elle cherche d’ailleurs à un moment à s’échapper de cette soirée en allant admirer à l’étage des Chagall, seule, sans Antonin, qui ne semble pas sensible aux arts. « N’a-t-elle pas mérité de se plonger quelques secondes dans les couleurs de Chagall ? » demande l’auteur. Antonin ne veut pas la suivre, le but de ces soirées c’est de se faire voir non d’admirer des toiles et quand il la prend en photo pour sa page Facebook, il lui demande de sourire « un peu plus ». D’emblée, on devine au fond de Claire une fragilité et un désaccord intérieur que le moindre événement peut réveiller. Une fois rentrée, elle prend des petits comprimés pour dormir et être opérante le lendemain. Cette fragilité juste suggérée montre qu’elle n’a pas en elle cette force que procure le vrai bonheur, bien différent de la réussite. Elle s’abandonne à l’admiration de Chagall mais c’est un court moment dont elle ne parvient pas à tirer parti pour penser à elle, à son bonheur personnel.
En effet, toute son existence tourne autour de son entreprise dont elle croyait être l’une des filles les plus brillantes et qui se retrouve reléguée au rang de vilain petit canard. Pourquoi ? Parce qu’elle pourrait faire concurrence à sa supérieure hiérarchique qu’elle a remplacée une fois au pied levé pour la présentation d’un dossier. Elle a remplacé Corinne parce que l’un des enfants de cette dernière était malade. L’intrusion du privé, de l’inattendu qui a perturbé Corinne, lui a fait craindre pour sa place (alors que dans une société soucieuse de l’individu, une mère de famille, même avec un poste à responsabilités pourrait aussi être une mère de famille, sans avoir peur qu’un homme ou une femme sans enfant la double). Claire et Corinne sont focalisées sur leur carrière, leurs performances. C’est pour elles une façon d’être au monde, de s’imposer. Une triste manière car nous ne sommes pas souvent maître de notre position dans le monde du travail, il faut faire avec les autres qui sont davantage dans la mise en concurrence que dans l’entraide. Hors, comment pourrions-nous tirer du bonheur de ce que nous ne maîtrisons pas ? Claire et Corinne ne sont que des pièces d’un immense organigramme qui pourrait se passer d’elles ; ce n’est donc pas là que réside l’essentiel, que réside leur bonheur qui est affaire d’intime. Mais Claire l’ignore et quand elle se retrouve à travailler avec des bras cassés dans un bureau plus petit et à voir les heures de bureau défiler avec lenteur sans rien à avoir à faire, elle n’y voit qu’une déchéance. Une dépréciation de soi qui la plonge peu à peu dans un véritable état dépressif décrit par l’auteur avec un mélange réussi de distance et d’empathie.
« Depuis qu’elle est isolée, la cantine est devenue l’affront suprême en même temps qu’un dérivatif à l’ennui. Dès dix heures quarante-cinq, elle scrute l’horloge en bas à droite de l’écran. » Avant son emploi du temps était si chargé qu’elle « ne sentait pas ce qu’elle mangeait », avalant un plat à la hâte quand elle ne déjeunait pas à l’extérieur pour un repas d’affaires. Dans les deux situations, Claire est en souffrance, mais dans le second cas, les occupations, son travail l’empêchaient d’en prendre conscience.
Coco, amie de la sœur de Claire, embauchée en CDD comme secrétaire chez Nutribel lui propose un jour de prendre un café. Claire sympathise avec quelqu’un en dessous de sa condition ce qui ne se fait pas quand on est brillant. Mais maintenant qu’elle est placardisée, elle est accessible et a même plaisir à ce que Coco l’invite. Coco lui dit « profites-en pour faire quelque chose qui te plaît ». Même si elle n’est pas prête à suivre cette injonction, minée par la dépression, Claire se livre à quelques activités dont elle n’avait plus l’habitude comme entrer dans une librairie. Elle tombe sur Le marteau sans maître de René Char, elle achète le livre, se souvenant avoir oublié son volume à Londres à une époque où justement elle se déprenait de la littérature, à une époque où la poésie lui devenait incompréhensible.
Un matin, elle n’a pas la force morale d’aller travailler. Elle ressort du métro, se réfugie chez elle, reste une partie de la journée allongée sur son lit. Elle a honte de voler ces heures qu’elle devrait consacrer au bureau (où pourtant elle ne sert à rien) mais au moins, elle est enfin avec elle-même et cela lui permet en fin d’après-midi de pouvoir lire…, de pouvoir lire Belle du Seigneur, de retrouver la jeune femme littéraire qu’elle était avant. Elle puise dans la lecture « réconfort et énergie ». Certes, elle n’a pas encore la capacité d’accepter ce moment de retrouvailles avec elle-même, elle n’est pas encore capable de cette résistance au monde que réclame le bonheur mais elle devine qu’une autre Claire vit au fond d’elle. C’est justement cet écartèlement implicite, dont Claire a à peine conscience qui fait la force du roman, notamment dans ce beau passage.
Claire a une sœur, Juliette, créative, bohème, insoucieuse, son opposée. Bien sûr qu’une vie de cadre supérieur n’est pas incompatible avec le bonheur et qu’une vie de bohème n’est pas un gage de félicité. Mais un cadre heureux est justement quelqu’un qui ne limite pas sa vie au travail, qui sait aussi s’écouter, être avec son moi intime et sensible. Or, Claire n’ose pas s’écouter ou a oublié qu’elle devait le faire. Elle ne sollicite en permanence que son moi social, son moi de fille brillante au bras d’un garçon brillant. Sa relation de couple ressemble d’ailleurs à un partenariat (tu me fais briller, je te fais briller, nous donnons l’impression du bonheur) dans laquelle il n’y a aucune confiance, aucune mise à nu. Claire n’ose pas parler à Antonin de sa placardisation parce qu’elle a peur de son jugement, peur que leur « couple » basé sur la réussite et la belle apparence, vole en éclat. D’amour, il n’est jamais question. Quant à ses parents, ils sont affectueux mais ils ne la comprennent pas non plus parce que leur existence est devenue trop différente. Quand elle revient chez eux, à Angers, se reposer, se réfugier, elle redevient petite fille. C’est finalement avec Juliette qu’elle parvient le mieux se livrer tant il est vrai que dans la famille c’est souvent auprès d’un frère ou d’une soeur qu’on a le moins de mal à se confier lorsqu’on a la chance d’entretenir une relation fraternelle étroite. D’ailleurs, si Stéphanie Dupays reste centrée sur le parcours de Claire, la complicité entre les deux sœurs est abordée avec finesse et sans que cela donne lieu à des oppositions caricaturales.
Finalement Claire va quitter Nutribel, je n’en dirai pas plus afin de préserver le suspens. La fin est d’ailleurs aussi un point d’interrogation. Tout juste peut-on penser que l’épreuve a fait mûrir Claire et qu’elle verra l’existence avec un regard plus doux pour elle-même.
Ce premier roman, indirectement, tout comme l’essai d’Aymeric Patricot, nous rappellent que notre vie n’appartient qu’à nous et non à une société qui par facilité nous fond dans une masse anonyme tout en nous faisant croire que nous sommes libres et uniques. L’individualisme, l’exhibition de sa personne (il est maintenant si facile d’avoir son petit quart d’heure de célébrité), le culte de la réussite personnelle que notre monde moderne exaltent n’a rien à voir avec l’épanouissement de soi. Cet épanouissement, une fois qu’on est parvenu à l’atteindre, est le signe d’une existence réussie et d’un rapport au monde pacifié. C’est certainement un travail de toute une vie mais qui mérite qu’on s’y consacre afin de ne pas se retrouver bien pauvre au seuil de la mort comme le père du narrateur dans Les Noyers de l’Altenburg de Malraux : « Le sens de la vie était le bonheur et il s’était occupé, crétin, d’autre chose que d’être heureux ! »
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