Dans le beau premier livre d’Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, le thème de la race n’apparaissait que de manière incidente. Le narrateur, homosexuel picard, n’évoquait le racisme de sa famille que pour mieux suggérer la misère intellectuelle de cette dernière. Le racisme était ainsi décrit comme l’un des stigmates de la pauvreté blanche – non que le narrateur se décrive comme blanc, mais il montrait que les pauvres restent engoncés dans des schémas de pensée simplistes et que l’ascension sociale consiste précisément à se dégager de ces clichés.

Dans le deuxième livre d’Edouard Louis, tout aussi marquant, Histoire de la violence (2016), le thème de la race devient central – et il y a quelque chose d’ironique à voir le narrateur, évoluant désormais dans une sphère distinguée (celle d’intellectuels parisiens s’offrant des Pléiade) et pensant avoir échappé au marigot des stigmatisations sexuelles, sociales et raciales, les affronter à nouveau mais de manière plus brutale. Car il ne se contente plus d’observer, mal à l’aise, ses parents se perdre en insultes contre les Noirs ou les Arabes : il subit lui-même un viol de la part d’un dénommé Réda.

Le plus intéressant n’est cependant pas ce retour de flamme des rancœurs entre classes et communautés. Mais le fait que le narrateur se sente des scrupules à nommer la race de l’agresseur. A bien y réfléchir, le cœur du livre consiste moins dans le viol d’un Blanc devenu bourgeois par un Kabyle, que dans la mauvaise conscience d’une victime à décrire ce qui constitue l’identité même de l’agresseur. Autrement dit, et pour employer un vocabulaire crûment politique, le livre pose la question suivante : comment résister, quand on est petit Blanc, à l’appel du Front national ?

Devant ce dilemme – ne pas nommer la dimension raciale au risque de perdre en richesse descriptive, ou bien nommer cette part raciale au risque de passer, précisément, pour un raciste –, l’auteur tranche en faveur de la seconde solution. Mais, afin de parer toute accusation de racisme, il désamorce le mal qu’on pourrait penser de l’agresseur en le présentant, in fine, comme la véritable victime – une victime de la violence ancestrale de la société française sur la société algérienne.

Le narrateur établit donc une hiérarchie victimaire implicite : les plus victimes, donc les moins coupables, quels que soient leurs actes, seraient les membres des minorités ethniques ; ensuite viendraient les petits Blancs, coupables d’être blancs mais victimes de pauvreté ; enfin, les bourgeois blancs, coupables de toutes les turpitudes. Cette distribution des rôles permettrait d’établir les droits et les devoirs de chacun. Par exemple, le petit Blanc pourrait se plaindre du regard méprisant du bourgeois ou des brimades sexistes exercées par les siens, mais pas de la violence physique exercée par « plus victime » que lui.

Par ailleurs, le narrateur déclare très explicitement mieux supporter cette dernière violence, quand bien même elle a failli le tuer, que le racisme exprimé par les policiers lorsqu’il leur raconte son agression – suggérant, sans tout à fait le dire, que la première agressivité reste avant tout d’ordre social alors que celle des seconds s’apparente bel et bien à cette horreur absolue qu’est le racisme.

J’ai relevé quelques mots particulièrement symptomatiques à propos de ces hiérarchies. Ainsi la sœur du narrateur déclare-t-elle, page 64 :

« C’est là que l’autre a voulu savoir si Edouard il avait des origines anglaise ou allemandes (…) et Edouard lui répond : Malheureusement ni l’un ni l’autre, il dit en riant la phrase de notre père qu’il disait à propos de la famille. Comme disait mon père, français pure souche, sans mélange, parents français, grands-parents français, arrière-grands-parents français, arrière-arrière grands-parents français, arrière-arrière-arrière grands-parents français. »

Le narrateur est très clair-là-dessus : il regrette, même sous forme de boutade, de ne pas avoir d’autre origine que française, feignant d’utiliser une expression pour s’en moquer, « française de souche », mais l’utilisant malgré tout parce qu’il n’en a pas d’autre à disposition. La fulgurance du passage tient au fait que la honte est comme redoublée : honte d’être blanc, mais honte aussi de n’être porteur que d’une seule origine parmi les dizaines d’origines possibles dans le cas de la « blanchitude ». De manière cruelle, le père se glorifiait de cette chose dont le fils a aujourd’hui honte.

En fin de compte, on voit le paradigme raciste s’inverser : à la pureté raciale considérée comme désirable se substitue le métissage ou même la pureté raciale mais « autre », c’est-à-dire non blanche, si bien que le fils du petit Blanc, en plus d’être pauvre, loin de se sentir privilégié par sa couleur de peau, la perçoit comme une forme de déchéance. Comment s’étonner dans ces conditions que, violé par un Kabyle, le narrateur résiste au long du livre à désigner ce violeur comme coupable ? Un peu comme si la victime n’avait pas assez d’épaisseur existentielle pour avoir l’arrogance de se constituer en victime.

Pour conclure, je suis à peu près sûr que le narrateur d’Edouard Louis refuserait de se voir accoler l’étiquette de petit Blanc, considérant précisément qu’il se situe au-delà des catégories raciales. Mais cette pudeur, ou cette inconscience, me paraît tenir précisément aux paradoxes de la situation du petit Blanc (la terminologie sartrienne me paraît ici appropriée), souffrant de la racialisation qu’on lui impose mais d’autant plus rabattu vers elle qu’il espère s’en émanciper – le tout dans une société où il ne sera sans doute plus possible, et pour longtemps, de le faire.