Article publié dans l'édition papier du Figaro, mardi 18/03/2014:

Les Etats-Unis l’ont compris depuis longtemps. Dans un pays multiethnique, il est une catégorie de citoyens à laquelle on n’a pas le réflexe de penser : les Blancs pauvres. En effet, si ces derniers appartiennent à une communauté que l’on tient pour privilégiée, leur niveau de vie les apparente davantage aux minorités généralement considérées comme les plus mal loties. Par conséquent, ils occupent ce qu’on pourrait appeler un angle mort de la sociologie politique.

C’était en partie le sens d’un beau discours de Barack Obama, prononcé en 2006 et publié sous le titre De la race chez Grasset, dans lequel il déclarait : « La plupart des Américains de la classe ouvrière et de la classe moyenne blanche n’ont pas eu le sentiment d’avoir été particulièrement favorisés par leur appartenance raciale. » Ce genre de considérations, tenues par un homme peu susceptible de dérives racistes, relève d’un certain pragmatisme. Mais il n’arrive pas à franchir la barrière des pudeurs politiques françaises – et de leurs grands principes.

Depuis quelques décennies, la France tient pour une régression la prise en compte de l’ethnie : nous rêvons d’une société post-raciale où toute référence à l’origine serait bannie, voire inutile, et où la couleur de peau disparaîtrait du langage – ce qu’on appelle, aux Etats-Unis, la color-blindness. Mais le contexte évolue : chaque jour, la France devient plus diverse. Les origines, les cultures essaiment sur le territoire. Le processus est d’ailleurs appelé à s’accentuer. Dans ces conditions, parler du phénomène n’est pas faire marche arrière. Au contraire, c’est prendre à bras le corps cette France dont le visage se métamorphose.

Malgré tout, la diversité reste à l’état de slogan. Les discours politiques réclament de la « différence » mais ils interdisent d’en décrire les facettes. Surtout d’ailleurs lorsqu’il s’agit de Blancs : nommer les Blancs, ce serait reproduire le racisme que l’on accuse d’avoir présidé à toutes les entreprises malheureuses du vingtième siècle. Les Blancs pauvres sont pris au piège de cette inconséquence sémantique. En tant que Blancs, ils n’ont pas le droit de se plaindre ; en tant que pauvres, on les tient pour moins pauvres que d’autres, les « non-Blancs » comme les appelle par exemple le CSA. Pour le dire autrement, ils sont à la fois trop blancs pour intéresser la gauche – qui s’est fait une spécialité, depuis les années 80, de la défense ces minorités (du moins sur le papier) – et trop pauvres pour intéresser la droite – redevenue bourgeoise, aux yeux du peuple, depuis le tournant « bling bling » de Sarkozy.

Une démocratie véritable n’aurait-elle pas le courage de donner la parole à toutes les composantes de l’opinion ? Ne se ferait-elle pas un devoir d’assurer une représentation du peuple aussi précise, aussi exhaustive que possible ? Nous en sommes loin. La très faible confiance accordée à l’exécutif – qui doit bien faire rire, cela dit en passant, d’autres pays que l’on tient pourtant pour moins démocratiques – en est sans doute un des signes. En France on aime interdire : on réprime, on étouffe, on lance des oukases. Parfois, c’est à se demander si nous sommes vraiment attachés à une notion que nos Lumières ont pourtant contribué à forger : celle de démocratie libérale.

Certes, je ne suis pas sûr que l’on soit encore mûr pour introduire dans les débats politiques, à propos des communautés, un vocabulaire aussi franc qu’aux Etats-Unis. Cela est-il même souhaitable ? Cependant les sujets ne manquent pas concernant « la diversité », même à cette échelle locale que les élections municipales viennent éclairer : abstention massive, révélatrice d’un décrochage du peuple par rapport aux discours officiels ; pauvreté des campagnes aussi profonde que celle des « quartiers difficiles » ; villes relativement scindées, d’un point de vue ethnique, comme Marseille, Lille, Paris ; répartition plus ou moins organisée à l’échelle nationale des « populations nouvelles »… Sur chacun des sujets, on ne perçoit que gêne, euphémismes, agressivité. Des questions passionnantes deviennent matière à scandales fantaisistes – je pense à la fameuse affaire de la « rumeur du 93 ». Les questions sont dans toutes les têtes, mais sur aucunes lèvres – du moins, pas celles de nos édiles.

Un grand pas vers la sérénité serait effectué si l’on arrêtait de traiter par le mépris des inquiétudes pourtant légitimes. Par exemple, s’il est difficile de nier certains bienfaits de la mondialisation, il me paraît absurde de refuser de considérer les tensions qu’elle génère. A cet égard, nous pourrions compléter la définition que je donne des « petits Blancs » dans mon livre (« Blancs pauvres prenant conscience de leur couleur de peau dans un contexte de métissage ») : les Blancs aisés feraient leur miel de la mondialisation lorsque les petits Blancs, plus fragiles, en verraient surtout les méfaits.

Le jour où la classe politique prendra vraiment la mesure de cette fracture, il est à supposer qu’une certaine recomposition du champ politique aura lieu. J’entends souvent dire que parler des origines, des identités, des angoisses suscitées par l’époque serait faire le jeu du Front national. Je pense le contraire. N’est-ce pas laisser un singulier monopole à ce parti que de lui abandonner des franges parfaitement identifiées de l’électorat ? Une erreur que ne commettent, aux Etats-Unis, ni les conservateurs ni les démocrates.

Aymeric Patricot.