De livre en livre, Jean-Baptiste Gendarme dessine depuis 2005 un univers très noir mais d’une certaine élégance, un univers envoûtant de destins empêchés, de personnalités hésitantes, d’amours inabouties.

Ses deux premiers romans faisaient la part belle à la maladie. Son dernier en date, Un éclat minuscule (Gallimard, 2012) aborde le thème des disparitions impromptues, des familles cernées par la mort.

Le protagoniste, Stéphane, est un trentenaire tout juste père, voyant mourir sous ses yeux sa compagne après un accident de la circulation. Il se rappelle alors l’histoire assez triste de sa jeunesse, marquée par la disparition précoce de sa mère et la folie progressive de son père. Le genre de cadre familial à engendrer des rejetons peu sûrs d’eux-mêmes, frôlant constamment la dépression – et c’est peut-être le message secret du livre, cette hypothèse selon laquelle certaines familles finiraient par mourir d’elles-mêmes après des coups répétés du sort, comme le suggèrent ces quelques lignes :

« (…) sa famille où l’on s’efforçait de mourir avant quarante ans. Pas par choix, ni par nécessité, mais presque par tradition. Quand ce n’était pas l’une des deux guerres (ses arrière-grands-pères), c’était la maladie (ses grands-pères), ou les accidents (sa mère, ses oncles, quelques cousins). Son frère, persuadé qu’une malédiction décimait la famille, fit le serment de ne jamais se marier (ni d’avoir d’enfants). » (p. 78)

En cours de roman, le narrateur fait un portrait moral de Stéphane et finit par être drôle à force de relever ses insuffisances :

« Avec le temps, il avait pris l’habitude de rester sur la réserver, dans son coin. Il écoutait, il hochait la tête, mais prenait rarement la parole. Il ne revendiquait rien, il ne s’opposait à personne. On aurait beau le provoquer, il ne dirait rien. Il répondait par monosyllabes, en prenant le temps. S’il avançait dans une phrase trop longue, quelques secondes s’écoulaient entre le sujet et le verbe, et une fois lancées, les phrases restaient en suspens, comme s’il n’était pas utile de les terminer. (…) Si on lui demandait son avis sur un livre, même s’il l’avait lu, Stéphane répondait : « Je… Je ne pense pas à partir de livres, d’œuvres, je pense à partir de problèmes… », et il se taisait. Chacun faisait ensuite ce qu’il voulait de ça. » (p. 72)

Cette manière de frôler la comédie, c’est une politesse du désespoir – une façon raffinée de trouver malgré tout des raisons de vivre.

Stéphane m’a d’ailleurs fait penser à l’un des personnages croqués par Balzac au début des Illusions Perdues, dans sa description d’un salon de province : Monsieur de Bargeton, un homme qui n’a rien à dire et qui fait passer ses silences pour une profonde introspection :

« Content ou mécontent, il souriait. (…) S’il fallait absolument une approbation directe, il renforçait son sourire par un rire complaisant, en ne lâchant une parole qu’à la dernière extrémité. Un tête-à-tête lui faisait éprouver le seul embarras qui compliquait sa vie végétative, il était alors obligé de chercher quelque chose dans l’immensité de son vide intérieur. La plupart du temps il se tirait de peine en reprenant les naïves coutumes de son enfance : il pensait tout haut, il vous initiait aux moindres détails de sa vie ; il vous exprimait ses besoins, ses petites sensations qui, pour lui, ressemblaient à des idées. (…) « Je monterai demain à cheval, et j’irai voir mon beau-père. » Ces petites phrases, qui ne supportaient pas la discussion, arrachaient un non ou un oui à l’interlocuteur, et la conversation tombait à plat. »

Certes, le Stéphane d’Un éclat minuscule n’est pas ridicule, mais il doit éprouver le même genre d’angoisse que celui dont se moque Balzac : le constat d’une sorte de manque existentiel, d’un irrémédiable vide qui pourrait bien un jour se refermer sur lui. Dans les prochains romans de Jean-Baptiste Gendarme, pour peu qu’il reprenne le fil de ces personnages en demi-teinte, je guetterai les stratégies pour contenir ce vide, les nouveaux élans pour dessiner un espace heureux…