Le meilleur livre que j’aie pu lire de Flaubert, celui qui m’aura du moins donné le sentiment le plus vif de son talent, c’est un tout petit livre, à peine un livre, un extrait de son volume Par les champs et par les grèves, publié sous le titre Belle-Isle aux éditions Coop Breizh, quarante pages dans lesquelles il raconte un court séjour dans l’île bretonne avec son ami Maxime Du Camp.

Rien que de très simple, pourtant : portrait épique d’un postier, récit d’une promenade dans la campagne et sur les côtes de l’île, description rapide du port de Palais… Mais le trait est vif, voire sarcastique, le lyrisme robuste, la phrase précise, enjouée, le vocabulaire riche et scintillant, comme dans ce passage enthousiaste :

« Nous nous roulions l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux ; nous en écartions les narines, nous en ouvrions les oreilles ; quelque chose de la vie des éléments émanant d’eux-mêmes, sous l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous, s’y assimilant, faisait que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce à cette union plus complexe. A force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature aussi, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée ; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou l’emporter en nous. Ainsi que dans les transports de l’amour, on souhaite plus de mains pour palper, plus de lèvres pour baiser, plus d’yeux pour voir, plus d’âme pour aimer, nous étalant sur la nature dans un ébattement plein de délires et de joies (…) » (Flaubert, Belle-Isle, page 32).

On est à mille lieux, je trouve, du vide existentiel de L’Education Sentimentale ou de Madame Bovary, de leurs formules glaçantes, de leurs atmosphères d’échecs existentiels, de ces passages cinglants où Frédéric Moreau, par exemple, au début de L’Education Sentimentale, … lance à Madame Arnoux un regard où il tâche de mettre toute son âme, sans même qu’elle le remarque. Ou lorsqu’au dénouement de Madame Bovary le médecin pratiquant l’autopsie de Charles déclare ne rien trouver du tout – le narrateur suggérant qu’on n’y a pas trouvé de poison, mais laissant entendre que Charles a toujours été vide, au fond. Flaubert n’est pas vide, lui, dans Belle-Isle. Il est plein d’une conscience aigüe des plaisirs naturels, des ridicules et des beautés de ses contemporains.