On m’a dit, plusieurs fois, que ce premier volume de la série romanesque de Montherlant, Les Jeunes filles (le premier volume donnant son titre à la série), n’était pas le meilleur, qu’il fallait lire l’ensemble des quatre romans, et surtout ne pas se laisser impressionner par son apparente misogynie, car elle s’inscrivait dans une misanthropie plus générale.

Il est cependant difficile de le croire vraiment tant le narrateur de ce premier volume (volume qui a d’ailleurs remporté un succès considérable à l’époque) méprise ouvertement les femmes, et cela avec une constance, une morgue, un esprit de sérieux, un esprit de système, même, qui peuvent devenir lassant. Ce narrateur est un auteur adulé, mais fatigué par les lettres de femmes qui l’admirent et qui s’offrent à lui. Il refuse de répondre à la plupart des courriers, mais il s’abaisse à le faire, de temps en temps, et même à rencontrer ces femmes auxquelles il accorde, parfois, mais rarement, de coucher avec elles (encore que ça n’ait pas l’air de le réjouir, ni de lui réussir vraiment).

Certes, le narrateur, Costals, n’est pas l’auteur - Montherlant tient à le préciser en préambule. Et je ne suis pas du genre à instruire le procès d’écrivains au nom du politiquement correct, l’auteur ayant à mon avis à peu près tous les droits pour peu qu’il s’agisse de fiction. Mais la détestation des femmes est ici tellement obsessionnelle, et le narrateur ressemble tellement à l’auteur (par sa position d’écrivain reconnu, par son sens de l’honneur et de la droiture) qu’il est inévitable d’en être un gêné.

« Un jour, Costals lui avait dit :
- Si j’avais eu le malheur d’avoir une fille, j’aurais eu le feu au derrière tant qu’elle n’aurait pas été casée, et plus encore si elle n’avait pas eu de fortune. Les parents sont bien fiers d’avoir produit un lardon, et le trompettent à tous les vents, mais lorsqu’il s’agit de l’élever avec un peu d’intelligence, adieu.
» (Le livre de poche, page 66)

Le livre n’est pas si vieux, pourtant – 1936. Et il y a quelque chose de très étrange à constater que le narrateur tient les différences hommes-femmes pour des différences de nature, parfaitement susceptibles d’être circonscrites dans quelque belle page d’analyse psycho-naturaliste. De normes sociales, d’Histoire, de situation, comme dirait Sartre, il n’en est pas question. Certes, il y a des féministes aujourd’hui pour clamer à nouveau l’existence de natures masculine et féminine, nettement marquées. Mais je ne suis pas certain que cela soit une avancée…

J’ai beaucoup de plaisir, pourtant, à disserter pendant des heures sur les différences de comportement entre les hommes et les femmes. Et il y a des misogynies qui m’amusent, chez certains écrivains – les pointes de Houellebecq contre les féministes, par exemple, ont de quoi faire sourire. Mais celle de Montherlant m’a semblé grossière, en fin de compte.

« Voyons, ma chère, voyons ! Calmez-vous ! Si les femmes savaient tout ce qu’elles perdent avec leurs pleurnicheries ! Il faut qu’un homme soit un saint pour, les voyant blessées, ne pas avoir envie de les blesser davantage. Mais je suis ce saint. Bien que… Une femme doit sans cesse être éclairée (je veux dire : il faut qu’on soit toujours à lui expliquer quelque chose), éclairée, ménagée, consolée, dorlotée, apaisée. Je n’ai pas, à vrai dire, cette vocation de garde-malade, ou de manutentionnaire en caisses de porcelaine. » (page 95)

Mes réserves concernant ce livre tiennent aussi au fait que je n’y ai pas trouvé la beauté stylistique qu’on m’y avait promise. Montherlant écrit bien, mais ses propos sont si tranchés qu’ils ont quelque chose d’insatisfaisant. On est loin de la riche sensualité d’une Colette, de la souplesse et des nuances d’Aragon. Lui aussi préférait les jeunes garçons ! Mais il parlait des femmes avec une sorte de grâce langoureuse à côté de laquelle les postures hiératiques de Montherlant me semblent assez ridicules.

« Plus tard, elle avait longtemps collaboré à la petite correspondance des journaux de modes, qui est pour les jeunes filles un ersatz d’homme, comme le chienchien est pour les femmes un ersatz d’enfant. Cette correspondance avait cessé quand elle s’était mise à écrire à Costals. » (page 62)

Quant aux passages tenus pour misanthrope, censés rattraper la misogynie, en quelque sorte, ils sont aussi réducteurs que le reste et je ne trouve pas que le passage suivant, par exemple, soit particulièrement fin, ni particulièrement réjouissant pour le lecteur (il s’agit de la satire d’un public d’opéra, certes assez bien vue, mais pas follement originale) :

« Des porcs à binocle feignaient que le moindre chuchotement dans la salle leur gâchât leur extase. Des porcs à lunettes se penchaient vers leur lardonne (car on voyait dans la salle des enfants de six ans, amenés là sans doute en punition de quelques fautes très grave), pour lui signaler tel passage sacrosaint, afin qu’elle sût une bonne fois que c’était là qu’il fallait être émue. Beaucoup de femmes, comme la voisine de Solange, pensaient qu’il serait inconvenant de se tenir ici autrement que les yeux fermés. » (page 196)

Une déception, en somme. Le théâtre de Montherlant m’avait intéressé, à défaut de me séduire. Ses Jeunes Filles me paraissent terriblement vieillies, terriblement guindées… Simone de Beauvoir s’était fait un malin plaisir, dans Le Deuxième Sexe, de relever toute une série de phrases terriblement misogynes chez Balzac, Nietzsche ou d’autres… Nul doute qu’elle aurait fait son miel de ce roman (mais peut-être l’a-t-elle fait), par exemple avec ces quelques sentences :

« La femme est faite pour un homme, l’homme est fait pour la vie, et notamment pour toutes les femmes. La femme est faite pour être arrivée, et rivée ; l’homme est fait pour entreprendre, et se détacher : elle commence à aimer, quand, lui, il a fini ; on parle d’allumeuses, que ne parle-t-on plus souvent d’allumeurs ! » (page 147)

Restent quelques belles digressions d’analyse psychologique, et notamment celle-ci sur le bonheur (étendue sur dix pages) :

« Ce qu’il y a de plus frappant dans la conception que l’homme – le mâle – se fait du bonheur, c’est que cette conception n’existe pas. Il y a, d’Alain, un livre intitulé : Propos sur le bonheur. Mais, à aucun endroit de ce livre, il n’est question du bonheur. Cela est tout à fait significatif. La plupart des hommes n’ont pas de conception du bonheur. (…) La femme, au contraire, se fait une idée positive du bonheur. C’est que, si l’homme est plus agité, la femme est plus vivante. (…) Cette idée positive que les femmes se font du bonheur, et cette exigence qu’elles ont vis-à-vis de lui, viennent sans doute de l’état d’insatisfaction qui est leur loi. » (page 142)

Je me suis moi-même souvent demandé comment je pouvais passer d’une conception négative du bonheur (l’absence de malheur) à une conception substantielle (le bonheur se mesure, se ressent…). Mais je n’aurais pas eu l’idée d’en faire une question de différence des sexes…