Michael Cimino avait construit son film Voyage au bout de l’enfer sur un contraste fort entre une première partie très calme, presque banale – une chasse dans les montagnes organisée par un groupe d’amis – et la plongée brutale dans l’horreur de la guerre du Vietnam.

Le spectateur était saisi par la juxtaposition de deux mondes et cela permettait de comprendre la folie dans laquelle plongeaient plusieurs personnages – notamment celui qu’incarnait Christopher Walken, perdant la vie dans la fameuse scène de la roulette russe.

Laurent Mauvignier, dans son très beau roman Des Hommes, reprend ce principe de deux plages narratives contrastées, même s’il en inverse la chronologie : la première partie décrit l’arrière, mais après le temps de la guerre – en l’occurrence, celle d’Algérie. On y découvre, dans une campagne française en apparence paisible, un personnage de marginal, Bernard, qui ne peut s’empêcher d’exprimer brutalement son désespoir et sa rancœur.

La deuxième partie nous plonge dans l’épouvantable guerre d’Algérie (évoquant les atrocités commises de part et d’autre), l’auteur excellant à traduire, par un style rythmé faisant la part belle à un certain « ton Minuit » (sensible par exemple dans la tendance à débuter les paragraphes par des conjonctions de coordination), sans rien céder à l’exigence du souffle ni de la clarté, l’angoisse ressentie par les soldats.

Le livre culmine dans plusieurs pages saisissant les particularités de cette guerre, et mettant précisément le doigt où les tabous se sont noués. Le passage suivant me semble lumineux, nommant ce que peu de commentateurs habituels osent évoquer lorsqu’ils décrivent les traumatismes causés par ces « événements » :

« (…) ils avaient raconté, se retrouvant seuls et déjà éméchés, comment on avait du mal à vivre depuis, les nuits sans sommeil, comment on avait renoncé à croire aussi que l’Algérie, c’était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face alors que nous, et puis parce que la guerre c’est fait pour être gagné alors que là, et puis parce que la guerre c’est toujours des salauds qui la font à des types bien et que les types bien il n’y en avait pas, c’était des hommes, c’est tout, et aussi parce que les vieux disaient c’était pas Verdun, qu’est-ce qu’on nous a emmerdés avec Verdun, ça, cette saloperie de Verdun, combien de temps ça va durer encore, Verdun, et les autres après qui ont sauvé l’honneur et tout et tout alors que nous, parce que moi, avait raconté Février, tu vois, moi, j’ai même pas essayé de raconter parce qu’en revenant il y avait rien pour moi, du boulot à la ferme, des bêtes à nourrir et puis regarder de loin, dans la ferme d’en face, la petite voiture d’où Eliane sortait tous les dimanches vers cinq heures, en revenant de chez ses beaux-parents. Parce que quand je suis rentré, se dire qu’elle était mariée, oui, ça, c’était vraiment dur. Et qu’elle était mariée avec un voisin, un pauvre type pour qui j’avais jamais eu le moindre respect parce que je savais que toute sa famille en quarante ça avait été des collabos, rien que des collabos retournant leur veste au dernier moment, toute cette saloperie chassant les derniers Allemands à coups de pelle, moi, on me l’a dit, ça, mon père me l’a dit, personne de plus furieux que les résistants des dernières heures, quelque chose à prouver, se rattraper, montrer qu’ils y sont, du bon côté, pour bien être du bon côté, je le sais, on me l’a dit, ce gars de vingt ans qu’ils ont achevé à coups de pelle et alors se dire qu’elle s’est mariée avec un gars de cette famille-là, cette engeance parce qu’il s’était fait réformer et qu’il avait de l’argent pendant des mois en revenant je suis pas sorti de chez moi et même j’ai travaillé à la ferme comme jamais, j’ai refait les clôtures, j’ai marché pendant des heures dans la campagne et jamais j’ai trouvé que la boue c’était mieux que la pierraille, crois-moi… » (Page 230)