Take Shelter - Trailer [VO-HD] par Eklecty-City

L’excellent roman de Sibylle Grimbert, La conquête du monde (Léo Scheer, 2012), est fondé sur la même structure dramatique que le film Take Shelter, grand frisson de ce début 2012 : un homme a des intuitions qui le font passer pour fou, jusqu’à ce que la chute révèle s’il avait ou non raison.

Take Shelter flirtait avec le fantastique – le protagoniste a l’intuition d’une catastrophe climatique, dans un scénario que Stephen King aurait pu revendiquer. La Conquête du monde, elle, lorgne vers le drame social, voire la métaphysique ou l’économie : un homme, Ludovic, réussit brillamment dans tous les domaines (les études historiques, puis le droit, puis le marketing…) jusqu’à ce qu’une mystérieuse maladresse commence à ruiner tous ses projets. Faut-il incriminer son génie, proche de l’autisme ? Faut-il y voir de la malchance ? Faut-il lire dans cette longue descente aux enfers une tragédie, celle du décalage entre les intuitions géniales et le moment où elles révèlent leur pertinence – le personnage ayant le temps, dans cet entre-deux, de passer pour un illuminé ?

Dans ce texte relevant à la fois de la satire sociale et du constat clinique, Sibylle Grimbert propose un personnage victime d’un syndrome d’un genre nouveau : son drame semble être de vouloir tout faire à la fois. Il semble alors buter sur une impossibilité théorique, ayant raison de son équilibre mental. Le roman nous propose un véritable mythe moderne : Ludovic n’est pas un Frankenstein voulant créer la vie, ni un super-héros développant un pouvoir particulier, mais un individu ambitionnant de s’approprier l’ensemble du réel. Comme il se doit, cette hubris lui coûtera cher.

Sibylle Grimbert profite de cette belle mécanique pour nous offrir de savoureuses pages sur le thème des prétentions sociales ou de la folie naissante, à l’image de ce passage où l’on saisit toute l’ambivalence de la position existentielle du protagoniste :

« Ludovic s’était donc révélé posséder un grand talent pratique. L’être vaporeux qu’il était partout ailleurs, une fois les portes battantes de l’entreprise franchies, laissait la place à un concentré ludovidesque dans lequel ne restaient que son amabilité – son refus des conflits –, sa modestie – acquise par des années de déceptions et une détestable histoire autour d’un pneu – et une efficacité jusqu’à présent diluée dans sa lutte perdue d’avance contre la malchance. Adèle, les rares fois où elle venait le voir au bureau, ébahie et un peu effrayée par ce changement, se trouvait cependant totalement rassurée quand, la même porte battante franchie, cette fois dans le sens de la sortie, le premier pied posé sur le trottoir, Ludovic redevenait presque instantanément celui qu’elle avait rencontré le soir de la signature de Martin. Petit à petit, elle en était arrivée à le considérer comme un de ces personnages d’autistes dont les films adorent raconter l’histoire : grands mathématiciens devant des équations insensées, mais incapables de retrouver leur chemin dans la rue, ou de se faire chauffer un café, du moins s’il est question de le chauffer sur terre et non sur la lune, surtout dans une cuisine parfaitement aménagée. » (La conquête du monde, page 247).