La littérature sous caféine


mardi 18 janvier 2011

Quand Miller dit "bite" et "couille"


Bande-annonce After Hours (Quelle nuit de galère) - Scorsese
envoyé par Altanisetta. - Regardez plus de films, séries et bandes annonces.

Dans la première scène du film After Hours (film relativement méconnu de Scorsese, en ce moment rediffusé au cinéma), le protagoniste dévore Le Tropique du Capricorne (Henry Miller) dans un bar et se fait aborder par une femme admiratrice de ce même livre. Elle va entraîner notre personnage dans une nuit qui s’annonçait folle et qui se révèle catastrophique, prenant les apparences d’un véritable cauchemar. L’œuvre de Miller, l’une de ces œuvres qui vous donne furieusement envie de vivre, fait ainsi peur : se laisser entraîner dans les délires auxquels elle incite, ce serait prendre le risque de saborder sa propre vie…

Je dévore précisément Sexus, en ce moment, le premier volume de la trilogie autobiographique de Henry Miller. Il y raconte son histoire avec l’ébouriffante Mara, et la transformation qui s’opère en lui : passé trente ans, le voilà complètement à l’étroit dans sa vie de couple avec Maude et son emploi dans une entreprise de télégraphe. Bientôt, il va quitter femme, travail et enfant pour vivre pleinement son amour avec Mara, se consacrer à l’écriture et quitter l’Amérique pour la France – il y rencontrera Anaïs Nin.

Miller est connu pour son côté vorace et sa crudité, et c’est vrai qu’on retrouve dans son travail la même exigence de passion que chez Nin, mais avec beaucoup moins de sentimentalisme. Disons que les bites, les couilles et les cons remplacent les amours, les tendresses et les accomplissements. La vie, pour Miller, c’est explorer les corps et les situations, puis nommer les choses avec le plus de précision possible, ainsi que se lancer dans de grandes phases de lyrisme sexuel – pour Nin, il s’agit plutôt de décrire les fusions passionnelles et les courants d’amour entre les êtres. Plus d’élégance chez elle, plus de fluidité, plus de beauté formelle, mais quelque chose de plus étouffant aussi, je trouve. Miller dit bite et couilles, et ça fait sacrément respirer son texte…

jeudi 23 décembre 2010

J'ai rencontré le Surhomme, et c'est une femme ! (Le Journal d'Anaïs Nin)



Lecture stupéfiante que celle du Journal d’Anaïs Nin… Cette maîtresse d’hommes célèbres (au premier rang desquels Henry Miller) raconte dans Inceste trois années décisives pour elle, au cours desquelles sa passion pour Miller déclinera quelque peu tout en restant ardente – le livre s’achevant par sa relation avec son propre père et l’avortement qu’elle a subi.

Passions continuelles, perpétuelle exigence de l’amour et de la sensualité, conscience d’avoir à vivre un destin hors-norme, obsession pour toutes les formes d’art et de relations amoureuses… Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce journal-là nous délivre une sorte de torrent émotionnel – parfaitement fluide, toujours touchant, même si l’on est parfois tenté de conseiller à l’auteur de se reposer un peu. Chardons ardents, du matin jusqu’au soir ! C’est admirable, cela fixe même comme une sorte d’horizon limite à tout ce qu’il est possible de vivre en termes d’accomplissement personnel et de passions humaines. Mais c’en devient intimidant. Comment arriver à la cheville de cette femme en termes de vie pure ? Comment même jamais arriver à écrire avec autant d’inlassable énergie ? En est-on seulement capable ? En a-t-on forcément envie ?...

Pour tout dire, je lis parallèlement, en ce moment, trois journaux : ceux d’Anaïs Nin, de Henry Miller et de Simone de Beauvoir (leur journal ou leur autobiographie, la frontière est parfois ténue). J’ai hâte de savoir si je parviendrai à établir des équivalences entre les équilibres artistiques (et psychologiques) des couples Beauvoir/Sartre et Nin/Miller…

jeudi 25 novembre 2010

Le sexe ridicule

J’oubliais de préciser, à propos d’Une saison blanche et sèche, qu’il y avait une scène particulièrement ratée dans cet ensemble très bien tenu de réalisme impeccablement scénarisé. Et c’est la seule scène de sexe du roman.

Il y a bien sûr deux écueils à éviter pour ce genre de scène : le lyrisme (vocabulaire fleuri, métaphores filées, ponctuation qui s’affole…) et le cynisme (crudité exagérée, commentaires déplaisants…). Il me semble que Brink n’arrive pas à éviter le premier…

"Nous n'avons pas remonté les draps. Elle n'a même pas voulu que j'éteigne. Comme deux enfants jouant le jeu pour la première fois, nous voulions tout voir, tout toucher, tout découvrir. Une nouveauté, comme celle de la naissance. Doux mouvement de ses membres, odeur de ses cheveux qui recouvraient mon visage, emplissaient ma buoche, frottement de ses seins sur mes joues. Tétons qui se raidissent entre mes lèvres. Ses mains expertes. Son sexe qui se distend, s'ouvre sous mes doigts, dans sa chaleur humide et secrète. Nos deux corps qui se fondent au bord de notre précipice. Merveille et mystère de la chair. Sa voix dans mon oreille. Sa respiration affolée. Ses dents qui mordillent mon épaule. Mont de Vénus proéminent et frisé. Poing de chair qui s'avoue vaincu sous ma pression et m'avale." (Edition de poche, page 329)

mardi 23 novembre 2010

Le parcours des écrivains sud-africains (Brink, Coetzee...)



Je lis un certain nombre d’auteurs sud-africains (parmi lesquels des auteurs de bd comme Joe Dog) et je crois remarquer de vraies similitudes dans leurs parcours : en gros, virulente dénonciation de l’Apartheid avant 1991, grands espoirs placés dans la « Nation arc-en-ciel », puis sérieux doutes quant aux intentions des nouvelles équipes dirigeantes – voire douloureuse dénonciation de leurs insuffisances. On se souvient par exemple de l’article révolté d’ André Brink contre le pouvoir en place (l’un des plus célèbres dénonciateurs de l’Apartheid en son temps, certains de ses romans étant même interdits), écrit après l’assassinat d’un de ses proches (excellente interview ICI).

Je viens d’achever ma lecture d’Une saison blanche et sèche, le roman qui aura fait son renommée internationale. L’histoire d’un professeur blanc prenant la défense d’un Noir assassiné par la police et subissant à son tour les agressions d’un système qui finira par avoir sa peau. Roman redoutablement efficace, sans grande invention stylistique (réalisme fluide, quoi que longuet sur la fin), minuté comme un film hollywoodien, dont on dirait la structure directement inspirée des manuels d’écriture de scénario.

Difficile de ne pas chercher à établir des comparaisons avec l’œuvre de J.M. Coetzee, dont les thèmes sont comparables mais dont l’écriture est très différente (et qui a obtenu, lui, le Prix Nobel de littérature). Ce qui est frappant, c’est que Brink fait le pari d’une grande clarté, d’une grande fluidité romanesque là où Coetzee privilégie l’ombre et l’ambiguïté. Chez Brink, les ennemis sont clairement désignés (les défenseurs de l’Apartheid, puis certains dirigeants actuels) ; chez Coetzee, le malaise se diffuse chez les personnages, dans l’écriture elle-même, et on ne sait jamais vraiment qui est coupable, qui est victime (dans Disgrace, par exemple, la couleur de peau des personnages n’est jamais précisée alors même que le roman met en scène les haines raciales après l’Apartheid). Toutes ses œuvres baignent dans le même éclairage étrange et inquiétant, quelle que soit la période qu’elles décrivent. Peut-être y gagnent-elles en force, s’élevant de cette manière sur une sorte de plan métaphysique qui lui a valu les honneurs. Mais elles y perdent en valeur documentaire – et à ce propos j’attends avec impatience la sortie poche des mémoires de Brink, dont j’espère qu’elles vont m’apporter de précieux éclairages sur l’évolution de la société sud-africaine actuelle.

samedi 6 novembre 2010

Philip Roth ou la narration virile


La grande librairie - Philip Roth
envoyé par Jeremy_Kaplan. - Regardez plus de courts métrages.

Je commence à avoir bien avancé dans ma lecture de l'oeuvre de Roth, et le roman que je viens de lire est mon préféré : La Contrevie (Gallimard 2004 pour la traduction française), second volume du cycle "Nathan Zuckermann" (du nom de l'alter ego de Roth), qui se prolongera par trois titres considérés comme ses chefs-d'oeuvre, Pastorale Américaine, La Tache, J'ai épousé un communiste, et auxquels je préfère, moi, cette étourdissante Contrevie.

On y voit notamment Nathan Zuckermann dresser le portrait de son frère, Henry, dentiste dont la vie rangée bascule le jour où il décide de se faire opérer pour retrouver toute sa puissance sexuelle, et qui part dans un second temps en Israël pour essayer de renouer avec une existence plus "authentique", mais l'égie d'un véritable "Fou de Dieu". Nathan lui-même voudra changer le cours de sa vie en épousant une jeune Anglaise, issue d'une famille à l'antisémitisme plus redoutable que ce qu'il craignait...

C'est un des romans "amples" de Roth (550 pages en Folio) et pourtant parfaitement tenu, jonglant avec les points de vue, ne cédant jamais à la tentation de l'humour délirant qui plombe certaines de ses oeuvres (à l'exception d'un épisode, inutilement grotesque à mes yeux, d'un attentat raté dans un avion), ni de ces tableaux ultra-réalistes qui alourdiront par exemple Pastorale Américaine (j'ai le souvenir de pages très détaillées sur l'industrie du cuir, morceaux de bravoure à la Balzac que je trouvais datées...).

La force de Roth, c'est cette étonnante fécondité narrative qui lui fait développer sur des dizaines de pages constamment tendues, constamment portées par le drame, des scènes de la vie quotidienne, et entremêler les faits et les argumentations de manière à suggérer que nos vies sont constamment travaillées par les malentendus, la mauvaise foi, les pulsions, les complexes, les peurs inavouées... Tragédie perpétuelle, humour sarcastique, lyrisme sexuel, les cordes des Roth sont innombrables et chaque fois il me donne la sensation, décidément, d'être le plus grand écrivain vivant (ce qu'il serait cependant ridicule d'affirmer).

Parmi les très nombreuses pages éclatantes, cet aveu de la part de Maria, qui cherche à persuader Nathan qu'il se trompe en voulant l'épouser (on notera au passage la pique dirigée contre Sollers, dont je ne sais pas si Roth lui-même la reprendrait à son compte...):

"Intellectuellement, je ne suis pas ton genre, et je ne suis guère bohème. Oh, je l'ai essayée, la Rive gauche ; à l'université, je fréquentais des gens qui se promenaient avec Tel Quel sous le bras. Je les connais, ces sornettes, ça vous tombe des mains ; entre la Rive gauche et les vertes pelouses, je choisissais les vertes pelouses ; je me disais : "Est-ce que je suis vraiment obligée d'écouter ces âneries à la française ?" et je finissais toujours par filer. Sexuellement aussi, je suis plutôt timorée, tu le sais - je ne suis que le produit archi-prévisible d'une éducation Vieille Angleterre dans la petite noblesse sans terres. Je n'ai jamais rien fait de lascif dans ma vie. Quant à avoir des appétis inavouables, je ne crois pas en avoir eu un seul. Je n'ai pas un talent fou. Si j'avais la cruauté d'attendre le jour du mariage pour te montrer ce que j'ai publié, tu regretterais de m'avoir fait ta demande. Je suis une tâcheronne ; j'ai le cliché volubile, je tisse une mousseline de prose éphémère à l'usage de magazines idiots. Les nouvelles que je tente de composer sont sur des sujets absurdes ; je voudrais parler de mon enfance - follement original ! -, de la brume, des prés, des aristocrates décatis avec lesquels j'ai grandi." (page 262)

vendredi 1 octobre 2010

DeLillo, petit homme paranoïaque (Point Oméga, Actes Sud)



Rentrée littéraire 2010 (5)

Vendredi dernier, je suis allé dans la librairie L’Arbre à Lettres (Paris 12) faire signer mon exemplaire du dernier roman de Don DeLillo, tout juste sorti, Point Oméga (Actes Sud), avec d’autant plus de curiosité que l’homme est connu pour être farouche et n’apparaître que rarement en public. Faut-il s’en étonner ? Les thèmes privilégiés de son œuvre ont toujours été la paranoïa, le culte du secret et l’impossibilité pour les mots de recouper la réalité…

En la matière, je n’ai pas été déçu. Je m’attendais naïvement à quelques échanges du libraire avec l’auteur (que j’aime placer parmi les dix plus grands auteurs vivants), au pire à la lecture d’une petite série d’extraits, mais le grand homme (de petite taille et d’allure chiche, quoique souriant et fort aimable) s’est contenté de faire savoir qu’il ne voulait pas qu’on le photographie, avant d’enchaîner la série des signatures – s'en tenant pour chacun à un modeste « To Untel »…

A propos de DeLillo, génial auteur cérébral et froid, j’aimerais d’ailleurs raconter une anecdote : un bon ami me disait avoir été touché par son avant-dernier livre, L’homme qui tombait – très bon titre pour un roman que l’on attendait au tournant, puisqu’il abordait le thème du 11 Septembre et que DeLillo s’était précisément fait une réputation internationale pour ses premiers livres obsédés par le thème des attentats sur le sol américain.

Surpris qu’on puisse être touché par un DeLillo (excellent à bien des égards mais, disons, peu porté sur le sentimentalisme), je m’étais résolu à acheter ce livre qui ne m’avait pas attiré jusqu’alors – j’avais la sensation que DeLillo tournait en rond depuis quelques temps déjà. Et j’ai retrouvé ses belles considérations glacées sur l’image ou le traitement de l’information, mais sans la moindre once de frémissement pathétique.

Revenant vers l’ami : « Avons-nous vraiment lu le même livre ? J’ai du mal à croire qu’on puisse être touché par ce roman… - Maintenant que tu le dis, je dois t’avouer que je ne l’ai pas fini. Je n’en ai même lu qu’une vingtaine de pages… Le thème me touchait, ces gens dont la vie est bouleversée par le 11 Septembre. Mais bon, disons que ça me suffisait de savoir que ça parlait de ça. Je n’ai pas eu le courage de poursuivre… »

Les mauvaises langues diront que nous venions de faire une bonne synthèse des romans de DeLillo : dix pages qu’on lit avec un certain sentiment de surprise, et puis un effort perpétuel par la suite, assez comparable à mes yeux à une ascèse – une ascèse qui peut être sublime, cependant, et assez génialement connectée à toutes les obsessions de l’époque. Mais j’y reviendrai…

mercredi 15 septembre 2010

Les orages annoncés (J.M. Coetzee, "L'été de la vie")



Rentrée littéraire 2010 (4)

Cet article, à propos du dernier livre en date du Prix Nobel sud-africain, sera bientôt publié dans la Revue littéraire:

"Certains livres de J.M. Coetzee sont d’âpres romans réalistes (son fameux Disgrâce raconte la descente aux enfers d’un professeur, en Afrique du Sud, qu’on bannit de son Université pour un flirt avec une élève et qui voit sa propre fille se faire violer). D’autres livres du Prix Nobel 2003 sont plus analytiques, plus abstraits, comme ce Journal d’une année noire dont la plus grande part se compose de courts essais de philosophie politique, apparemment détachés du contexte sud-africain. La plupart du temps, cependant, on retrouve dans ses œuvres le regard distancié du narrateur, cette façon qu’il a de vivre les pires tragédies sans se révolter, d’étouffer ses propres sentiments sous une chape d’indifférence et presque de cynisme.

Dans L’été de la vie (Seuil, 2010), le troisième volume de son autobiographie, Coetzee renoue avec cette veine atone en adoptant un procédé qui radicalise cette désincarnation. S’il choisit d’évoquer l’homme qu’il était autour de la trentaine, en revanche il fait parler cinq personnes qui ont compté dans sa vie – une maîtresse, des collègues, une cousine… Elles s’expriment au cours d’entretiens prétendument réalisés par un étudiant cherchant à percer le mystère de l’écrivain. Chacune relate plusieurs épisodes de sa relation avec l’auteur, et l’on cerne de cette manière son personnage, progressivement, sans jamais avoir la certitude de le comprendre vraiment.

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mercredi 18 août 2010

Dérapage ethnico-centré d'un génie (Steinbeck et les Indiens d'Amérique)


A l'est d'Eden - Trailer
envoyé par enricogay. - Court métrage, documentaire et bande annonce.

John Steinbeck, le génial auteur américain des Raisins de la Colère ou Des souris et des hommes, Prix Nobel de Littérature, est peu soupçonnable a priori de racisme, d'occidentalo-centrisme ou même de condescendance pour la victime, le faible ou l'opprimé (ses Raisons de la colère passent pour l'une des plus vibrantes dénonciations de l'injustice économique).

Il y a pourtant dans le chapitre inaugural de sa merveilleuse somme romanesque A l'Est d'Eden (l'histoire épique de deux familles de paysans californiens, rejouant à leur manière le mythe d'Abel et de Cain) un paragraphe pour le moins surprenant. Traçant à grands traits l'histoire de la Californie sur plus d'un siècle, l'auteur évoque en des termes peu amènes le peuple indien :

"Telle était la longue vallée de la rivière Salinas. Son histoire était celle de tout le pays. Il y avait d'abord eu des Indiens, mais d'une race dégénérée, sans énergie, incapables d'inventer ou de cultiver, se nourrissant de pucerons, de sauterelles et de coquillages, trop paresseux pour chasser ou pêcher, mangeant ce qui se présentait, ne cultivant pas et broyant des glands en guise de farine. Leurs guerres mêmes n'étaient que pitoyables pantomimes." (A l'Est d'Edan, Livre de Poche, page 10)

Quelle surprise que ce paragraphe dans un roman pourtant habité par la compassion, le sentiment de fatalité tragique, l'effroi devant la méchanceté ! (L'un des personnages principaux, Adam, est d'une douceur confinant à la naïveté). Nous avons vraiment changé d'époque ! L'auteur se donne-t-il ici l'excuse de se retrancher derrière la voix du narrateur ? Celui-ci me semble largement inspiré de l'auteur lui-même... Même le plus sinistre des "droitistes extrêmes" ne se permettrait sans doute pas ce genre de développement "ethnico-méprisant" aujourd'hui, ou bien serait conscient de son caractère inconvenant. Je n'ai pourtant rien trouvé d'équivalent dans les centaines d'autres pages de Steinbeck qu'il m'ait été donné de lire...