La littérature sous caféine


vendredi 18 mai 2007

La pluie qui pleut (Get Carter, de Tel Lewis)



Il y a quelques mois, lors d’un festival du polar donné sur la plage havraise, j’avais entendu l’un des écrivains présents glisser à son voisin de table, Didier Daeninckx, une anecdote concernant la traduction des polars anglo-saxons :

« Figurez-vous que la première phrase de la version française de ce roman, je dis bien : la première phrase, était celle-ci : « La pluie pleuvait… » Mais où donc recrutent-ils leurs traducteurs ? »

Toute la table s’était marrée, tandis qu’au loin passait le troisième porte-container de l’après-midi, et c’est presque un an plus tard que je mets la main, tout à fait par hasard, sur le fameux roman : cherchant quelques bonnes pages de polar pour accompagner ma réécriture d’un récent manuscrit, j’entame l’illustre Get Carter, de Ted Lewis, (Rivages/Noir) ayant inspiré le petit bijou du cinéma britannique du même nom, starring Michael Caine, mis en scène par Mike Hodges (le titre français : La Loi du Milieu) (le remake avec Stallone est moins bon).

En première page nous trouvons effectivement la phrase, bien mise en évidence par la séparation d’avec le second paragraphe :

« La pluie pleuvait. »

C’est tellement gros que je me demande si la version anglaise ne présentait pas un jeu de mot. La suite du passage, d’ailleurs, n’est pas tellement plus convaincante :

« Elle n’avait pas cessé depuis Euston. A l’intérieur du train, il faisait lourd, le genre de lourdeur qui vous salit les ongles… »

Je ne vois pas trop ce que ça peut être, une lourdeur qui vous salit les ongles… N’abandonnez pas tout de suite la lecture ! La suite est brillante…

mercredi 2 mai 2007

La provocation par le sommeil (Thomas Bernhard, Au But)



© www.diplomatie.gouv.fr

Vu la très belle pièce de Thomas Bernhardt, Au but, actuellement portée sur les planches du Théâtre de la Colline : c’est au moment le plus dramatique de la pièce, lorsque la protagoniste, après une heure de monologue quasiment ininterrompu (dans cette langue au souffle sidérant auquel Thomas Bernhard nous a habitués), prononce les paroles les plus sombres et les plus désabusées, qu’un spectateur sur ma droite s’est mis à ronfler de manière particulièrement sonore. Un ennemi personnel du metteur en scène, sans aucun doute.

vendredi 20 avril 2007

Oé / Murakami : le duel



, suite et fin. Dans ce court recueil d’articles et de conférences (incluant le discours de Prix Nobel), Moi, d’un Japon ambigu, (Gallimard, 2001), le maître japonais fait le point sur l’évolution de la littérature japonaise du XXème siècle, explique sa fascination pour les contes suédois et la philosophie française, décrit son entreprise romanesque comme une tentative de « relativiser le système impérial divinisé en tant que pouvoir absolu et de libérer les Japonais de ce système impérial qui avait jeté un sort sur les profondeurs de leur conscience. » (p65)

Dans cette perspective, on comprend mieux le souci de Kenzaburo Oé d’illustrer par ses récits la vie des « marges » (villages dans la forêt, populations marginalisées, personnage en rupture de ban…)

Il est assez comique de le voir égratigner au passage la nouvelle génération d’écrivains, comme Haruki Murakami. Derrière la posture du maître regrettant que ses disciples ne soient pas aussi fins que lui, ne dissimule-t-il pas sa jalousie pour leur immense succès ?

« Il est possible que les ventes récentes des ouvrages publiés par ces deux auteurs soient à elles seules plus importantes que la somme des ventes de tous les autres romanciers vivants. C’est ici que nous constatons que le boom économique du Japon se fait sentir sur le marché littéraire. Contrairement à l’essentiel de la littérature d’avant-guerre qui romançait l’expérience réelle des écrivains et des lecteurs qui, ayant vingt ou trente ans, avaient connu la guerre, Murakami et Yoshimoto expriment l’expérience d’une jeunesse politiquement non engagée ou détachée, ravie de vivre une adolescence attardée ou une sous-culture postadolescente. Et leurs œuvres évoquent, en réaction, quelque chose qui frôle la flagornerie par rapport à leurs jeunes lecteurs.(...)

Dans le cas de Murakami, écrivain d’une quarantaine d’années et, par là, de la génération qui précède celle de Yoshimoto, nous avons une représentation des habitudes culturelles contemporaines, excessivement ostentatoire. Murakami est aussi un lecteur consciencieux de la fiction moderne américaine, tout comme un traducteur qui a rendu le minimalisme américain dans un style narratif japonais impressionnant. De ce point de vue, il représente un « écrivain intellectuel » dans la lignée de Sôseki et d’Ooka. Pourtant Murakami, en captivant un lectorat avide et large, a accompli ce qui jusque-là avait échappé à d’autres écrivains purement intellectuels, quoi qu’ils eussent cherché leur inspiration idéologique ou stylistique dans la littérature contemporaine européenne ou américaine» (p92)

mardi 17 avril 2007

La droite masturbatoire (Le Faste des Morts, de Kenzaburo Oé, suite)



Achevant ma lecture du recueil Le Faste des Morts (titre et couverture splendides), je tombe sur de beaux paragraphes largement inspirés du Sartre de L’Enfance d’un Chef (une nouvelle phare du recueil Le Mur) : Oé Kenzaburô cherche à saisir, dans la nouvelle Seventeen, l’un des tout premiers textes de sa carrière, dans les années 50, la psychologie d’un jeune étudiant basculant dans une idéologie de droite dure (pas grand-chose à voir avec le fascisme à la française, d’ailleurs, puisqu’il s’agit ici de se soumettre à un Empereur authentiquement divinisé).

Le Prix Nobel en fait un jeune homme mal dans sa peau, maladivement focalisé sur la masturbation, et qui retrouve dans l’idéologie le minimum de confiance en lui sans lequel il ne parviendrait pas à s’insérer dans la vie sociale. On comprend que le texte est ironique… Et il est intriguant de voir à quel point Oé représente la position romanesque quasiment inverse, point par point, de celle de Mishima (Mishima sacrifiant, lui, au culte du corps et de la force des armées japonaises…).

« Maintenant je me rendais compte que ma nature faible et vile avait été enfermée dans une armure hermétique pour être éloignée à jamais des regards d’autrui. C’était une armure de droite ! A peine avais-je fait un premier pas que les filles poussèrent un cri, mais elles ne pouvaient pas s’enfuir, comme si leurs pieds étaient cloués au sol. La peur qui faisait battre un sang brûlant dans leur poitrine provoqua en moi une joie spirituelle aussi violente qu’une pulsion sexuelle. J’ai hurlé :

« Où est le problème avec la droite ? Hé ! Ca vous dérange peut-être qu’on soit de droite ? Espèces de putes !
» » (p154)

vendredi 13 avril 2007

French Cadavres (Oé Kenzaburo, Le Faste des Morts)



« « Ah bon, un travail temporaire…, dit le professeur en agitant ses oreilles d’une saine rougeur. Vous êtes inscrit ici ?
- Oui, en lettres.
- En allemand ?
- Non, en littérature française.
- Ah, soupira-t-il d’un air ravi. Vous préparez votre thèse sur quoi ? »
J’hésitai à l’avouer.
« Sur Racine, Jean Racine. », me résolus-je à dire.
Tout le visage du professeur se couvrit de rides, tandis qu’il riait négligemment comme un enfant.
« Comment ça ! Un étudiant travaillant sur Racine qui transporte des cadavres !
» »

Ce passage est extrait du Faste des Morts, nouvelle présente dans le recueil du même nom, regroupant trois textes de jeunesse du seul prix Nobel japonais encore vivant, Oe Kenzaburo.

Publiées en 57, ces quelques lignes témoignent de la grande importance que revêtait la culture française dans la formation de tout écrivain nippon. D’ailleurs le recueil n’est qu’une longe adaptation, parfois maladroite, parfois majestueuse, de problématiques sartriennes (la mauvaise foi, la conscience, les objets…) au contexte politique japonais de l’époque.

Cinquante ans plus tard, il semble que les « flux d’influence » se soient inversés… Je pense que les écrivains français cherchant en Asie de quoi revigorer leur prose sont désormais beaucoup plus nombreux que les écrivains japonais, chinois ou autres lisant véritablement des Français.

Personnellement, ça me rend à la fois triste, et assez curieux de voir ce que pourrait donner une influence asiatique dans notre littérature. En B.D., le manga bouscule déjà toutes nos habitudes…

(Au passage, je me rappelle d'un article de Télérama suggérant qu'Oe ressemblait à Droopy...)

mardi 10 avril 2007

Schnitzler, mon frère !



J’ai découvert Arthur Schnitzler (Vienne, 1862-1931) en passant l’agrégation de Lettres. Depuis, je garde le sentiment d’être une sorte de double de cet écrivain : je me sens parfaitement en phase avec chacune de ses inquiétudes, et s’il peut paraître présomptueux d’affirmer Ce livre-là, j’aurais pu en être l’auteur, du moins j’ai du plaisir à dire : Je lis ce romancier comme si je lisais dans la personne que j’aurais été à la même époque…

Sa longue nouvelle Mademoiselle Else présente le monologue subtil d’une adolescente prête à commettre le suicide pour attirer l’attention d’un père manipulateur : prose délicate, cherchant à saisir au plus près les contradictions les plus intimes de nos mouvements de pensée. J’étais animé par un projet très proche, en écrivant Azima

Son chef-d’œuvre est sans doute la Nouvelle Rêvée (Traumnovel), petit bijou dont Stanley Kubrick a tiré le cérébral Eyes Wide Shut, à mille lieux du frémissement et de l’angoisse contenus dans le texte. Récemment sur ce blog nous évoquions les rapports Hommes/Femmes et la manière inquiète dont je pouvais en parler : pour moi La Nouvelle Rêvée constitue comme un repère en la matière, et le bréviaire de toutes les peurs que peut susciter la vie de couple pour un homme (Rappelez-vous : ce mari rendu presque fou par les rêves que lui raconte sa femme, dits sur un ton détaché…)

J’achève de lire le dernier roman de Schnitzler, Thérèse, dans lequel l’auteur a semble-t-il concentré tout le pessimisme dont il était capable : la pauvre Thérèse, indifférente à beaucoup d’hommes, incapable de trouver celui qui lui convient, sombre dans une misère de plus en plus palpable. Rien à redire à cet implacable roman ciselé, si ce n’est son parfum de fatalité : Schnitzler, au crépuscule de sa vie, n’aurait-il pas cherché à se venger sur son héroïne de toutes les peurs qu’auront suscité, chez lui, la gente féminine ? (Comme par hasard, Thérèse reconnaît ne pas être dotée de l’instinct de maternité…)

Rappelons-nous que Schnitzler et Freud se sentaient très proches. Freud considérait qu’ils avaient des intuitions comparables, Schnitzler les présentant sous forme romanesque. Ce n’est pas surprenant que je voue la même admiration aux deux hommes.

Souvenons-nous de La Ronde de Max Ophüls, film étincelant, un brin précieux, un brin cynique, merveilleux de finesse et d’équilibre, tiré du même Schnitzler.

Et finissons ce billet par un court extrait de Thérèse, assez représentatif de la prose classique et douce du cher Arthur :

« Mlle Sylvie n’avait pas l’air de croire à son innocence, et de fait, la jeune fille s’étonnait parfois que son cœur et ses sens eussent perdu la mémoire du bonheur et de la volupté goûtés dans les bras de son amant. La déception, éprouvée devant sa trahison, avait fait place à un profond scepticisme. Il lui semblait que jamais plus elle n’aurait foi dans un homme et inconsciemment s’en réjouissait. Sa réputation irréprochable la flattait – elle savait non sans fierté que Mme Eppich, vis-à-vis de ses amis, mentionnait fréquemment son origine aristocratique. » (p59)

jeudi 26 octobre 2006

MURAKAMI Ryû : Ecstasy (Picquier Poche, 2006)



Depuis quelques romans déjà, Murakami délaisse les formes trop morcelées (succession de scénettes décadentes dans Bleu presque transparent, ribambelle de personnages dans Lignes) pour un flux romanesque fluide et tendu. Reprenant ses thèmes fétiches (violence sexuelle, folie urbaine), il les inscrit dans une trame simple : un narrateur, à la personnalité fade, explore les obsessions des adeptes du sado-masochisme, jusqu’à la destruction de sa personnalité. Ryû Murakami réussit l’exploit de rendre prenante cette plongée dans un monde de plaisir (quel ennui, n’est-ce pas, la littérature érotique ?). Beaucoup de pages très réussies, notamment le final, en dépit de quelques longueurs et de passages approximatifs.

Extrait : « J’ai connu par exemple un inspecteur de police. Un homme très libéral, apprécié de ses collègues, le type qui donnait l’impression d’être une sorte de justicier, de protecteur de la veuve et de l’orphelin, si vous voyez ce que je veux dire. Pourtant, devant moi, c’était un homme qui ne pouvait jouir qu’en recevant sur le visage l’urine d’une femme de grande taille, froide, le type ennuyeux au possible. Mais laquelle des deux faces de sa personnalité était réelle ? Personne ne saura jamais le dire et ce n’est même pas la question à se poser. » (p219)

lundi 16 octobre 2006

Gabriel Garcia Marquez : Mémoire de mes putains tristes (Livre de Poche, 2006)



Le Prix Nobel colombien se livre à la réécriture d'un classique d'un autre prix Nobel, japonais cette fois : Les Belles Endormies, de Kawabata. Meme histoire d'un vieil homme qui paye pour passer la nuit avec une jeune et jolie vierge. Mais le charme nippon en moins, l'énergie burlesque en plus.

On pense aussi, immanquablement, à La bête qui meurt, de Philipp Roth, sur les amours juvéniles d'un professeur vieillissant.

Notre cher Marquez me paraît cependant le grand perdant de ce duel à trois : son texte est enlevé, certes, plein de verve, mais il n'a ni l'énergie primaire et dramatique de celui de Roth, ni l'émotion grave de celui de Kawabata. On a du mal à croire aux élans d'amour tardifs de ce vieillard libertin. Ce court roman s'achève sur des gesticulations rappellant le baroque des premières oeuvres, baroque dont Marquez tentait pourtant de s'affranchir...

Extrait : "L'année de mes quatre-vingt-dix ans, j'ai voulu m'offrir une folle nuit d'amour avec une adolescente vierge. Je me suis souvenu de Rosa Cabarcas, la patronne d'une maison close qui avait pour habitude de prévenir ses bons clients lorsqu'elle avait une nouveauté disponible. Je n'avais jamais succombé à une telle invitation ni à aucune de ses nombreuses tentations obscènes, mais elle ne croyait pas à la pureté de mes principes." (p9)