La littérature sous caféine


vendredi 1 octobre 2010

DeLillo, petit homme paranoïaque (Point Oméga, Actes Sud)



Rentrée littéraire 2010 (5)

Vendredi dernier, je suis allé dans la librairie L’Arbre à Lettres (Paris 12) faire signer mon exemplaire du dernier roman de Don DeLillo, tout juste sorti, Point Oméga (Actes Sud), avec d’autant plus de curiosité que l’homme est connu pour être farouche et n’apparaître que rarement en public. Faut-il s’en étonner ? Les thèmes privilégiés de son œuvre ont toujours été la paranoïa, le culte du secret et l’impossibilité pour les mots de recouper la réalité…

En la matière, je n’ai pas été déçu. Je m’attendais naïvement à quelques échanges du libraire avec l’auteur (que j’aime placer parmi les dix plus grands auteurs vivants), au pire à la lecture d’une petite série d’extraits, mais le grand homme (de petite taille et d’allure chiche, quoique souriant et fort aimable) s’est contenté de faire savoir qu’il ne voulait pas qu’on le photographie, avant d’enchaîner la série des signatures – s'en tenant pour chacun à un modeste « To Untel »…

A propos de DeLillo, génial auteur cérébral et froid, j’aimerais d’ailleurs raconter une anecdote : un bon ami me disait avoir été touché par son avant-dernier livre, L’homme qui tombait – très bon titre pour un roman que l’on attendait au tournant, puisqu’il abordait le thème du 11 Septembre et que DeLillo s’était précisément fait une réputation internationale pour ses premiers livres obsédés par le thème des attentats sur le sol américain.

Surpris qu’on puisse être touché par un DeLillo (excellent à bien des égards mais, disons, peu porté sur le sentimentalisme), je m’étais résolu à acheter ce livre qui ne m’avait pas attiré jusqu’alors – j’avais la sensation que DeLillo tournait en rond depuis quelques temps déjà. Et j’ai retrouvé ses belles considérations glacées sur l’image ou le traitement de l’information, mais sans la moindre once de frémissement pathétique.

Revenant vers l’ami : « Avons-nous vraiment lu le même livre ? J’ai du mal à croire qu’on puisse être touché par ce roman… - Maintenant que tu le dis, je dois t’avouer que je ne l’ai pas fini. Je n’en ai même lu qu’une vingtaine de pages… Le thème me touchait, ces gens dont la vie est bouleversée par le 11 Septembre. Mais bon, disons que ça me suffisait de savoir que ça parlait de ça. Je n’ai pas eu le courage de poursuivre… »

Les mauvaises langues diront que nous venions de faire une bonne synthèse des romans de DeLillo : dix pages qu’on lit avec un certain sentiment de surprise, et puis un effort perpétuel par la suite, assez comparable à mes yeux à une ascèse – une ascèse qui peut être sublime, cependant, et assez génialement connectée à toutes les obsessions de l’époque. Mais j’y reviendrai…

mercredi 15 septembre 2010

Les orages annoncés (J.M. Coetzee, "L'été de la vie")



Rentrée littéraire 2010 (4)

Cet article, à propos du dernier livre en date du Prix Nobel sud-africain, sera bientôt publié dans la Revue littéraire:

"Certains livres de J.M. Coetzee sont d’âpres romans réalistes (son fameux Disgrâce raconte la descente aux enfers d’un professeur, en Afrique du Sud, qu’on bannit de son Université pour un flirt avec une élève et qui voit sa propre fille se faire violer). D’autres livres du Prix Nobel 2003 sont plus analytiques, plus abstraits, comme ce Journal d’une année noire dont la plus grande part se compose de courts essais de philosophie politique, apparemment détachés du contexte sud-africain. La plupart du temps, cependant, on retrouve dans ses œuvres le regard distancié du narrateur, cette façon qu’il a de vivre les pires tragédies sans se révolter, d’étouffer ses propres sentiments sous une chape d’indifférence et presque de cynisme.

Dans L’été de la vie (Seuil, 2010), le troisième volume de son autobiographie, Coetzee renoue avec cette veine atone en adoptant un procédé qui radicalise cette désincarnation. S’il choisit d’évoquer l’homme qu’il était autour de la trentaine, en revanche il fait parler cinq personnes qui ont compté dans sa vie – une maîtresse, des collègues, une cousine… Elles s’expriment au cours d’entretiens prétendument réalisés par un étudiant cherchant à percer le mystère de l’écrivain. Chacune relate plusieurs épisodes de sa relation avec l’auteur, et l’on cerne de cette manière son personnage, progressivement, sans jamais avoir la certitude de le comprendre vraiment.

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mercredi 18 août 2010

Dérapage ethnico-centré d'un génie (Steinbeck et les Indiens d'Amérique)


A l'est d'Eden - Trailer
envoyé par enricogay. - Court métrage, documentaire et bande annonce.

John Steinbeck, le génial auteur américain des Raisins de la Colère ou Des souris et des hommes, Prix Nobel de Littérature, est peu soupçonnable a priori de racisme, d'occidentalo-centrisme ou même de condescendance pour la victime, le faible ou l'opprimé (ses Raisons de la colère passent pour l'une des plus vibrantes dénonciations de l'injustice économique).

Il y a pourtant dans le chapitre inaugural de sa merveilleuse somme romanesque A l'Est d'Eden (l'histoire épique de deux familles de paysans californiens, rejouant à leur manière le mythe d'Abel et de Cain) un paragraphe pour le moins surprenant. Traçant à grands traits l'histoire de la Californie sur plus d'un siècle, l'auteur évoque en des termes peu amènes le peuple indien :

"Telle était la longue vallée de la rivière Salinas. Son histoire était celle de tout le pays. Il y avait d'abord eu des Indiens, mais d'une race dégénérée, sans énergie, incapables d'inventer ou de cultiver, se nourrissant de pucerons, de sauterelles et de coquillages, trop paresseux pour chasser ou pêcher, mangeant ce qui se présentait, ne cultivant pas et broyant des glands en guise de farine. Leurs guerres mêmes n'étaient que pitoyables pantomimes." (A l'Est d'Edan, Livre de Poche, page 10)

Quelle surprise que ce paragraphe dans un roman pourtant habité par la compassion, le sentiment de fatalité tragique, l'effroi devant la méchanceté ! (L'un des personnages principaux, Adam, est d'une douceur confinant à la naïveté). Nous avons vraiment changé d'époque ! L'auteur se donne-t-il ici l'excuse de se retrancher derrière la voix du narrateur ? Celui-ci me semble largement inspiré de l'auteur lui-même... Même le plus sinistre des "droitistes extrêmes" ne se permettrait sans doute pas ce genre de développement "ethnico-méprisant" aujourd'hui, ou bien serait conscient de son caractère inconvenant. Je n'ai pourtant rien trouvé d'équivalent dans les centaines d'autres pages de Steinbeck qu'il m'ait été donné de lire...

samedi 5 juin 2010

L'intensité de l'activité littéraire (Stephen King, Ecriture)



De plus en plus, je compte, je note, j’archive, j’établis des statistiques sur ce que je fais, ce que je vis, ce que je consomme… Je n’avais jusqu’à maintenant jamais noté le titre des livres lus, mais je le fais depuis presque un an et cela me permet d’avoir une idée de mon rythme de lecture. Intérêt limité, me direz-vous, si ce n’est le plaisir assez gamin d’archiver et de calculer. Et puis d’avoir une idée sur l’intensité de ce qu’on pourrait appeler mon « activité littéraire ». Bien sûr, la qualité d’une écriture ne se mesure pas au nombre de lectures. Certains écrivains revendiquent d’ailleurs un très faible rythme – au nombre desquels James Ellroy, mais doit-on le croire ?

Cependant je me rappelle le conseil que donne Stephen King dans son livre Ecriture à tout apprenti écrivain, le conseil d’or, le tout premier conseil dans la série des conseils d’importance : « Beaucoup lire, beaucoup écrire. » Et pour illustrer son propos, le grand Stephen nous explique qu’il aime bouquiner le soir, notamment, à raison de soixante-dix livres en moyenne par an. Consultant mes cahiers, j’en arrive au même chiffre. Je lis en moyenne entre un et deux livres par semaine – faisant d’ailleurs l’effort depuis quelques mois de finir la plupart des romans, alors que j’avais jusqu’ici la fâcheuse tendance de lâcher le moindre livre peu convaincant au bout de cent pages.

Je constate d’ailleurs que cela coïncide avec ma consommation de films – 70 par an. En comparaison, ma consommation d’expositions reste beaucoup plus faible. Ainsi que ma consommation musicale – je découvre en détail une quinzaine d’albums par an. A la seule différence près qu’un disque nous accompagne de longs mois, voire des années, et que les heures cumulées d’écoute peuvent atteindre des sommets (en comparaison, combien de fois relit-on vraiment un roman ?)

Quant au rythme d’écriture de Stephen King, il peut paraître assez monstrueux : « J’aime bien rédiger dix pages par jour, ce qui équivaut à deux mille mots, soit cent quatre-vingt mille sur une période de trois mois. » (Ecriture, p181) A titre de comparaison, j’arrive depuis deux ans maintenant à m’astreindre à une cinquante de pages par mois (que ce soit en vacances ou pendant l’année scolaire), ce que j’appelle une page correspondant à 1500 signes espaces compris, ou 250 mots. Stephen tient un rythme cinq fois supérieur ! Et je pense être à mon maximum… Au-delà de la question du talent, il s’agit sans doute aussi d’une différence de nature entre nos productions respectives.

Il y a en tout cas de très beaux passages dans ce livre-méthode de S.King, et j’aime beaucoup l’idée développée dans le paragraphe suivant : « « Ecris ta propre histoire, Stevie, me dit-elle. Ces Combat Casey ne valent rien. Il est toujours en train de faire cracher ses dents à quelqu’un. Je parie que tu peux faire mieux. Inventes-en une toi-même. » (…) Je me souviens d’un fabuleux sentiment de possibilité à cette idée, comme si l’on venait de m’introduire dans un vaste bâtiment rempli de portes fermées en m’autorisant à ouvrir n’importe laquelle. Il y avait plus de portes à pousser qu’on ne pouvait en franchir au cours de toute une vie – voilà ce que je me dis, et voilà ce que je pense toujours. » (Ecriture, page 32)

Pour moi qui souffre parfois à grappiller péniblement quelques idées (malgré ma tendance à écrire des manuscrits dans tous les sens), et qui me fais l’impression de n’avoir qu’un nombre restreint de choses à exprimer dans toute ma vie, cette idée d’une infinité de portes ouvertes dans le monde de l’imaginaire a quelque chose d’exaltant et de profondément rassurant.

Très drôle aussi, l’évocation de sa brève expérience en tant que professeur : comment ne pas m’y reconnaître moi-même ? « Pour la première fois de ma vie, je trouvais dur d’écrire. Le problème, c’était l’enseignement. J’aimais bien mes collègues, j’aimais bien les gosses – même les plus remuants et les plus crétins de la classe n’étaient pas sans intérêt – mais la plupart du temps, quand arrivait le vendredi après-midi, j’avais l’impression d’avoir passé la semaine avec des câbles de démarrage branchés sur le crâne. S’il y eu un moment où j’ai désespéré de jamais devenir écrivain, c’est bien pendant cette période. Je me voyais déjà trente ans plus tard, portant toujours les mêmes vestes de tweed informes avec des empiècements aux coudes, la bedaine passant par-dessus la ceinture de mon falzar à force d’écluser les bières. » (p87)

jeudi 20 mai 2010

Entrons dans le vide, et jouissons ! (Gaspar Noé / Lin Yutang)



Conversation brève à la sortie de la projection du film de Gaspar Noé, Enter the Void (littéralement, « Entrez dans le vide ») ; je demande à un trentenaire à l’air particulièrement sonné ce qu’il a pensé du film.

« Le connard ! Le connard ! – Comment ça ? – Pour qui il se prend putain ? La grosse tête ! Enflée comme c’est pas possible ! Jamais vu un réal’ aussi prétentieux ! – Le film était bon, non ? – Le connard ! Putain le connard ! – Un peu long sur la fin, mais la première heure et demie est brillante… – Je sais pas, je sais pas ! Putain la prétention ! »

Quoi qu’il en dise, l’expérience est saisissante – deux heures trente de caméra subjective dans le monde de la dope japonaise et des traumatismes en tous genres. Le scénario tourne autour de la mort d’un junky abattu par la police : son esprit se met à voguer, sur la ville et dans le passé, traversant les corps et les esprits, pour un long voyage qui s’apparente à une rédemption. La tension dramatique, contrairement à ce qu’en disaient certaines critiques annonçant un vaste clip sous amphétamines, ne faiblit jamais – sauf peut-être dans la dernière demi-heure.

Le titre me plaît beaucoup, par ailleurs, et, troublé par cette notion de « vide dans lequel on entre », j’ai ressenti les jours qui ont suivi le besoin d’une petite dose de spiritualité orientale (terme affreusement imprécis, j’en conviens). J’ai alors acheté un livre que j’avais repéré depuis longtemps, et dont le titre me plaisait également beaucoup : L'importance de vivre, du poète chinois Lin Yutang . Celui-ci se définit lui-même comme un auteur imprégné de cultures chinoise (confucianiste plutôt que bouddhiste) et occidentale, et se propose ici de réfléchir à la figure du « vagabond », jouissant de la vie par l’oisiveté et le détachement.

Plongeant dans ses pages éthérées, un brin naïves mais si revigorantes, paradoxalement, par leur sagesse apaisée, je réalise à quel point j’aspire à ces philosophies de la douceur et de la réconciliation. Je me souviens des pages magnifiques (bien que maniérées) du jeune Malraux dans son petit livre La tentation de l’Occident : il y faisait dialoguer un Chinois voyageant en Europe et un Français voyageant en Chine. J’ai toujours beaucoup aimé ce livre mais je ne le comprends vraiment qu’aujourd’hui, et j’en partage le point de vue. Comme le Ling auquel Malraux donne la parole, je suis aujourd’hui de plus en plus frappé par la culture du dépassement de soi et de la douleur qui est celle de notre Occident, et j’aspire parfois à m’en détacher.

« Quelle impression de douleur monte de vos spectacles, de tous les pauvres êtres que je vois dans vos rues ! Votre activité m’étonne moins que ces faces de peine auxquelles je ne puis échapper. La peine semble lutter, seule à seule, avec chacun de vous ; que de souffrances particulières ! (…)

« J’ai parcouru les salles de vos musées ; votre génie m’y a rempli d’angoisse. Vos dieux même, et leur grandeur tachée, comme leur image, de larmes et de sang, une puissance sauvage les anime. Les rares visages apaisés que je voudrais aimer, un destin tragique pèse sur leurs paupières baissées : ce qui vous les a fait choisir, c’est de les savoir les élues de la mort
. » (La tentation de l’Occident, Livre de Poche, page 25)

En lisant Yutang, j’ai la sensation d’entrevoir ce que pourrait être une sorte de confucianisme applicable au 20ème siècle, et j’en goûte chaque page, comme cet éloge de l’humour après le drame :

« En tant que Chinois, je ne pense pas qu’une civilisation mérite ce nom tant qu’elle n’a pas passé de la sophistique à la non-sophistique, et fait un retour conscient à la simplicité de pensée et de vie ; je n’appelle pas sage un homme qui n’a pas progressé de la sagesse de la science à celle de la folie, qui n’est pas devenu un philosophe souriant, éprouvant d’abord la tragédie de la vie, ensuite sa comédie. Car nous devons pleurer avant de pouvoir rire. De la tristesse sourd la conscience, et de celle-ci le rire du philosophe, avec la bonté et la tolérance pour tous deux. » (L’importance de vivre, Picquier Poche, page 40)

dimanche 7 décembre 2008

Les auteurs dans l'air du temps (Ballard / Palahniuk)



Un groupe d'immeubles en Angleterre conçu pour des milliers d'habitants... Des dizaines d'étages, des équipements de luxe... Jusqu'à ce que les choses dégénèrent : des tensions paraissent, des groupes se forment et les premières morts surviennent...

J.G. Ballard a le chic pour mettre le doigt sur des thèmes qui frappent par leur aspect brut et contemporain. I.G.H est le troisième tome de la trilogie du célèbre auteur britannique, très justement appelée "Trilogie du béton", après le fameux Crash adapté par Cronenberg au cinéma. Tous les romans de Ballard procurent en tout cas la délicieuse sensation d'être parfaitement de leur époque - ce sont des histoires d'émeutes urbaines, de perversions mécaniques, de terrorisme aveugle...

Ils ont la qualité supplémentaire d'être très bien écrits, ce qui n'est pas toujours le cas pour ce genre de littérature apocalyptique, même si la plupart des romans de Ballard, à mon goût, traînent en longueur et s'achèvent (très) laborieusement.

A chaque lecture je me répète que ses livres constitueraient une excellente base de travail pour des films, et je n'ai donc pas été surpris d'apprendre que I.G.H allait précisément être adapté au cinéma, par un réalisateur dont j'admire d'ailleurs le premier coup de maître qu'est Cube, délicieuse machinerie métaphysico-fantastique. Son incroyable Cypher m'avait également subjugué, petit bijou de science-fiction millimétrée, passé quasiment inaperçu en France - si ce n'est de quelques amateurs forcenés.



Pas étonnant non plus que Chuck Palahniuk, qui donne la même sensation de procurer à l'époque les images dont elle a besoin, auteur du mythique Fight Club (dont David Fincher à tiré le film), soit adapté pour la troisième fois sur grand écran : Choke sortira début janvier 2009.

J'ai beaucoup aimé les premiers chapitres de ce roman étonnamment déjanté. Le protagoniste y travaille en costume dans un parc à thème et cherche désespérément à guérir d'une addiction au sexe, s'embarquant dans une série très dense de délires familiaux et sentimentaux... Le risque avec ce type de littérature, c'est bien sûr que la tension retombe et qu'on se lasse de la surenchère. Je ne suis pas allé au bout du livre, mais le chapitre d'ouverture est magistral. Sur le coup, j'ai vraiment été persuadé de tenir l'un des romans du siècle - énergie, rage, mystère, tension, densité narrative, humour... Et puis j'ai lâché prise, quelques dizaines de pages plus loin. Sans doute faut-il savoir doser le délire...

"Ce à quoi vous avez droit, ici, c'est à une histoire stupide à propos d'un petit garçon stupide. une histoire vraie de la vraie vie concernant des individus que jamais vous ne voudriez rencontrer. Imaginez ce petit hystéro criard, qui vous arrive à la taille, avec ses petits cheveux bien chiches, très proprement coiffés, et une raie sur le côté. Imaginez-le, ce petit merdeux, tellement déjà dans la norme, sur de vieilles photos de classe avec déjà quelques dents de lait tombées et ses premières dents définitives qui poussent de travers. Imaginez-le vêtu d'un chandail ridicule à rayures bleues et jaunes, un cadeau d'anniversaire, qui avait jadis été son pull préféré. Même à un si jeune âge, imaginez-le en train de se le ronger, ses ongles de tête de gland. Ses chaussures préférées ? Des Keds. Sa nourriture préférée ? Des corn-dogs, des putains de saucisses en pain de maïs." (Extrait de Choke, Folio Policier, p 13)

mardi 2 décembre 2008

Les ouvertures magistrales / Les bavardages savants (Mc Cullers et Norman Rush)



Il y a des romans qui s'abattent sur vous dès les premières pages : c'est la sensation que j'ai ressentie quand je me suis plongé dans la lecture du classique de Carson Mc Cullers, cet écrivain surdouée, publiée si jeune : Le coeur est un chasseur solitaire, merveilleux titre pour un roman qui ne l'est pas moins, tout en tendresse, en subtilités psychologiques et en épaisseur humaine.

Force est de reconnaître cependant que le premier chapitre (récit de l'amitié de deux sourds-muets dans une petite ville du sud des Etats-Unis), éblouissant de densité romanesque et de fluidité, laisse attendre beaucoup de la suite, et qu'on est assez naturellement déçu quand on poursuit le livre (la chronique douce-amère, assez lente, des vies modestes que mènent les propriétaires et les clients principaux d'un petit bar), même si la douceur et la qualité de l'écriture restent au rendez-vous.

Même sentiment avec l'imposant roman de Norman Rush, Accouplement, acclamé par la critique et tenu par beaucoup pour l'un des livres les plus importants du siècle aux Etats-Unis : les premières pages sont impressionnantes, car on tient un pavé dans les mains et le monologue de cette jeune femme qui débarque en Afrique et tombe bientôt amoureuse d'un personnage romanesque de la savane vous emporte d'emblée par sa clarté, la richesse des informations fournies, le rendu des sentiments...

La force de cette première impression dépent évidemment de l'épaisseur du livre, car on devient curieux de savoir si l'auteur saura maintenir la pression pendant plus de 500 (grandes) pages. Mais il ne la maintient que très peu, justement, et le livre sombre (du moins dans ce que j'en ai lu pour l'instant) dans un savant bavardage qui n'est pas inintéressant, mais ressemble vraiment à une performance, celle d'un auteur qui cherche à écrire le plus possible et à épater le lecteur par son art de la digression permanente.

Je me rappelle d'ailleurs avoir été très déçu par un autre roman américain encensé par la critique, il y a quelques petites années de cela, Les Corrections de Franzen, interminable opus sur les déboires d'une famille qui part en vrille... Chaque page pouvait être considérée comme un beau morceau d'analyse sociologique mêlé de grotesque et d'anecdotes héroï-comiques, mais mises à bout cela devenait indigeste (il faudrait que je le relise, cependant). Difficile à trouver, l'équilibre entre digressions brillantes et pur et simple bavardage...

dimanche 30 novembre 2008

La politique des polars (Mankell et la soupe suédoise)



Il est assez fréquent de pouvoir classer les polars dans un bord politique : la personnalité des "méchants", notamment, renseigne assez bien sur les détestations et les phobies de l'auteur. S'agit-il de redoutables capitalistes prêts à toutes les manipulations pour un coup juteux ? De crapules pourries jusqu'à la moëlle, venant de la rue, irrécupérables pour la société ? Dites-moi les ennemis que vous mettez en scène, je vous dirai pour qui vous votez...

Je viens cependant de finir un Henning Mankell (la star du polar suédois) qui n'a pas manqué de me surprendre. Ce n'est pas sa qualité qui m'a sauté aux yeux - je suis assez déçu par ma lecture de Meurtriers sans visage, la première enquête du célèbre policier Kurt Wallander : écriture fade (et même répétitive), intrigue sans relief, psychologie sommaire, et même quelque chose d'assez terne qui plombe un peu ce livre long, quoi que fluide...

(Rien à voir avec l'incroyable densité stylistique de James Ellroy ou d'Edward Bunker)

Non, ce qui m'a sauté aux yeux est le thème éminemment politique de ce roman : pour faire vite, un crime atroce est commis dans la campagne suédoise, et des étrangers sont mis en accusation, provoquant une vague impressionnante de xénophobie dans la région. Kurt Wallander va se rendre compte à quel point la politique d'immigration du pays n'est pas maîtrisée... La fréquence dans le roman de digressions (un brin simplistes, d'ailleurs) sur les dangers de laisser entrer n'importe qui dans le pays m'a naturellement laissé penser que l'auteur exprimait ici des opinions, disons... plutôt conservatrices.

Dans l'extrait suivant, c'est Kurt Wallander qui parle :

"C'est l'absence d'une véritable politique, sur ce point, qui est à l'origine de ce chaos. En ce moment, nous vivons dans un pays où n'importe qui peut pénétrer n'importe où, n'importe quand, de n'importe quelle façon et pour n'importe quelle raison. Il n'y a plus de contrôles aux frontières. La douane est paralysée. Il existe tout un tas de petits aérodromes non surveillés sur lesquels on débarque chaque nuit des immigrants en situation irrégulière ainsi que de la drogue." (Extrait de Meurtriers sans visage, Points, p 299)

Et pourtant j'ai lu quelques entretiens de l'auteur qui paraissaient contredire complètement la thèse exposée dans le roman (du moins, ce que j'en avais compris). Par exemple, dans une interview accordée au Nouvel Obs en janvier 2008 :

"Pour moi, le centre symbolique de l’Europe, c’est la petite île de Lampedusa, au sud de l’Italie. Car c’est là qu’échouent chaque jour les cadavres d’immigrants clandestins venus d’Afrique. Je trouve ça dégueulasse [en français dans le texte]. Et ce scandale nous oblige à nous demander: pouvons-nous accepter un tel monde? N’y a-t-il pas un autre moyen d’envisager l’immigration? J’ai un rêve simple: construire un pont entre le Maroc et l’Espagne. Nous savons bien que nous avons besoin de ces immigrants."

On dirait les propos de Kurt Wallander, en complètement inversés. L'auteur aurait-il viré sa cutie ? Cherche-t-il à exorciser dans ses romans la part conservatrice qu'il conserve en lui ? Présente-t-il au contraire un visage de parfait progressiste en interview pour faire pièce à ses atmosphères romanesques ? Prête-t-il à ses personnages des propos dont il se désolidarise complètement ?

A moins que les opinions exprimées par Wallander d'une part, et Mankell de l'autre, ne soient pas si contradictoires, dans la mesure où il est parfaitement possible, après tout, d'appeler à la fois de ses voeux des flux migratoires accrus, et des flux migratoires un tant soit peu "organisés"...

En tout état de cause je vais davantage me méfier, dorénavant, des couleurs politiques que je croirai déceler dans les romans. Ce devrait rester un principe, d'ailleurs, que de ne jamais chercher à savoir ce que pense le romancier, caché derrière les personnages qu'il met en lumière...