La littérature sous caféine


samedi 5 juin 2010

L'intensité de l'activité littéraire (Stephen King, Ecriture)



De plus en plus, je compte, je note, j’archive, j’établis des statistiques sur ce que je fais, ce que je vis, ce que je consomme… Je n’avais jusqu’à maintenant jamais noté le titre des livres lus, mais je le fais depuis presque un an et cela me permet d’avoir une idée de mon rythme de lecture. Intérêt limité, me direz-vous, si ce n’est le plaisir assez gamin d’archiver et de calculer. Et puis d’avoir une idée sur l’intensité de ce qu’on pourrait appeler mon « activité littéraire ». Bien sûr, la qualité d’une écriture ne se mesure pas au nombre de lectures. Certains écrivains revendiquent d’ailleurs un très faible rythme – au nombre desquels James Ellroy, mais doit-on le croire ?

Cependant je me rappelle le conseil que donne Stephen King dans son livre Ecriture à tout apprenti écrivain, le conseil d’or, le tout premier conseil dans la série des conseils d’importance : « Beaucoup lire, beaucoup écrire. » Et pour illustrer son propos, le grand Stephen nous explique qu’il aime bouquiner le soir, notamment, à raison de soixante-dix livres en moyenne par an. Consultant mes cahiers, j’en arrive au même chiffre. Je lis en moyenne entre un et deux livres par semaine – faisant d’ailleurs l’effort depuis quelques mois de finir la plupart des romans, alors que j’avais jusqu’ici la fâcheuse tendance de lâcher le moindre livre peu convaincant au bout de cent pages.

Je constate d’ailleurs que cela coïncide avec ma consommation de films – 70 par an. En comparaison, ma consommation d’expositions reste beaucoup plus faible. Ainsi que ma consommation musicale – je découvre en détail une quinzaine d’albums par an. A la seule différence près qu’un disque nous accompagne de longs mois, voire des années, et que les heures cumulées d’écoute peuvent atteindre des sommets (en comparaison, combien de fois relit-on vraiment un roman ?)

Quant au rythme d’écriture de Stephen King, il peut paraître assez monstrueux : « J’aime bien rédiger dix pages par jour, ce qui équivaut à deux mille mots, soit cent quatre-vingt mille sur une période de trois mois. » (Ecriture, p181) A titre de comparaison, j’arrive depuis deux ans maintenant à m’astreindre à une cinquante de pages par mois (que ce soit en vacances ou pendant l’année scolaire), ce que j’appelle une page correspondant à 1500 signes espaces compris, ou 250 mots. Stephen tient un rythme cinq fois supérieur ! Et je pense être à mon maximum… Au-delà de la question du talent, il s’agit sans doute aussi d’une différence de nature entre nos productions respectives.

Il y a en tout cas de très beaux passages dans ce livre-méthode de S.King, et j’aime beaucoup l’idée développée dans le paragraphe suivant : « « Ecris ta propre histoire, Stevie, me dit-elle. Ces Combat Casey ne valent rien. Il est toujours en train de faire cracher ses dents à quelqu’un. Je parie que tu peux faire mieux. Inventes-en une toi-même. » (…) Je me souviens d’un fabuleux sentiment de possibilité à cette idée, comme si l’on venait de m’introduire dans un vaste bâtiment rempli de portes fermées en m’autorisant à ouvrir n’importe laquelle. Il y avait plus de portes à pousser qu’on ne pouvait en franchir au cours de toute une vie – voilà ce que je me dis, et voilà ce que je pense toujours. » (Ecriture, page 32)

Pour moi qui souffre parfois à grappiller péniblement quelques idées (malgré ma tendance à écrire des manuscrits dans tous les sens), et qui me fais l’impression de n’avoir qu’un nombre restreint de choses à exprimer dans toute ma vie, cette idée d’une infinité de portes ouvertes dans le monde de l’imaginaire a quelque chose d’exaltant et de profondément rassurant.

Très drôle aussi, l’évocation de sa brève expérience en tant que professeur : comment ne pas m’y reconnaître moi-même ? « Pour la première fois de ma vie, je trouvais dur d’écrire. Le problème, c’était l’enseignement. J’aimais bien mes collègues, j’aimais bien les gosses – même les plus remuants et les plus crétins de la classe n’étaient pas sans intérêt – mais la plupart du temps, quand arrivait le vendredi après-midi, j’avais l’impression d’avoir passé la semaine avec des câbles de démarrage branchés sur le crâne. S’il y eu un moment où j’ai désespéré de jamais devenir écrivain, c’est bien pendant cette période. Je me voyais déjà trente ans plus tard, portant toujours les mêmes vestes de tweed informes avec des empiècements aux coudes, la bedaine passant par-dessus la ceinture de mon falzar à force d’écluser les bières. » (p87)

jeudi 20 mai 2010

Entrons dans le vide, et jouissons ! (Gaspar Noé / Lin Yutang)



Conversation brève à la sortie de la projection du film de Gaspar Noé, Enter the Void (littéralement, « Entrez dans le vide ») ; je demande à un trentenaire à l’air particulièrement sonné ce qu’il a pensé du film.

« Le connard ! Le connard ! – Comment ça ? – Pour qui il se prend putain ? La grosse tête ! Enflée comme c’est pas possible ! Jamais vu un réal’ aussi prétentieux ! – Le film était bon, non ? – Le connard ! Putain le connard ! – Un peu long sur la fin, mais la première heure et demie est brillante… – Je sais pas, je sais pas ! Putain la prétention ! »

Quoi qu’il en dise, l’expérience est saisissante – deux heures trente de caméra subjective dans le monde de la dope japonaise et des traumatismes en tous genres. Le scénario tourne autour de la mort d’un junky abattu par la police : son esprit se met à voguer, sur la ville et dans le passé, traversant les corps et les esprits, pour un long voyage qui s’apparente à une rédemption. La tension dramatique, contrairement à ce qu’en disaient certaines critiques annonçant un vaste clip sous amphétamines, ne faiblit jamais – sauf peut-être dans la dernière demi-heure.

Le titre me plaît beaucoup, par ailleurs, et, troublé par cette notion de « vide dans lequel on entre », j’ai ressenti les jours qui ont suivi le besoin d’une petite dose de spiritualité orientale (terme affreusement imprécis, j’en conviens). J’ai alors acheté un livre que j’avais repéré depuis longtemps, et dont le titre me plaisait également beaucoup : L'importance de vivre, du poète chinois Lin Yutang . Celui-ci se définit lui-même comme un auteur imprégné de cultures chinoise (confucianiste plutôt que bouddhiste) et occidentale, et se propose ici de réfléchir à la figure du « vagabond », jouissant de la vie par l’oisiveté et le détachement.

Plongeant dans ses pages éthérées, un brin naïves mais si revigorantes, paradoxalement, par leur sagesse apaisée, je réalise à quel point j’aspire à ces philosophies de la douceur et de la réconciliation. Je me souviens des pages magnifiques (bien que maniérées) du jeune Malraux dans son petit livre La tentation de l’Occident : il y faisait dialoguer un Chinois voyageant en Europe et un Français voyageant en Chine. J’ai toujours beaucoup aimé ce livre mais je ne le comprends vraiment qu’aujourd’hui, et j’en partage le point de vue. Comme le Ling auquel Malraux donne la parole, je suis aujourd’hui de plus en plus frappé par la culture du dépassement de soi et de la douleur qui est celle de notre Occident, et j’aspire parfois à m’en détacher.

« Quelle impression de douleur monte de vos spectacles, de tous les pauvres êtres que je vois dans vos rues ! Votre activité m’étonne moins que ces faces de peine auxquelles je ne puis échapper. La peine semble lutter, seule à seule, avec chacun de vous ; que de souffrances particulières ! (…)

« J’ai parcouru les salles de vos musées ; votre génie m’y a rempli d’angoisse. Vos dieux même, et leur grandeur tachée, comme leur image, de larmes et de sang, une puissance sauvage les anime. Les rares visages apaisés que je voudrais aimer, un destin tragique pèse sur leurs paupières baissées : ce qui vous les a fait choisir, c’est de les savoir les élues de la mort
. » (La tentation de l’Occident, Livre de Poche, page 25)

En lisant Yutang, j’ai la sensation d’entrevoir ce que pourrait être une sorte de confucianisme applicable au 20ème siècle, et j’en goûte chaque page, comme cet éloge de l’humour après le drame :

« En tant que Chinois, je ne pense pas qu’une civilisation mérite ce nom tant qu’elle n’a pas passé de la sophistique à la non-sophistique, et fait un retour conscient à la simplicité de pensée et de vie ; je n’appelle pas sage un homme qui n’a pas progressé de la sagesse de la science à celle de la folie, qui n’est pas devenu un philosophe souriant, éprouvant d’abord la tragédie de la vie, ensuite sa comédie. Car nous devons pleurer avant de pouvoir rire. De la tristesse sourd la conscience, et de celle-ci le rire du philosophe, avec la bonté et la tolérance pour tous deux. » (L’importance de vivre, Picquier Poche, page 40)

dimanche 7 décembre 2008

Les auteurs dans l'air du temps (Ballard / Palahniuk)



Un groupe d'immeubles en Angleterre conçu pour des milliers d'habitants... Des dizaines d'étages, des équipements de luxe... Jusqu'à ce que les choses dégénèrent : des tensions paraissent, des groupes se forment et les premières morts surviennent...

J.G. Ballard a le chic pour mettre le doigt sur des thèmes qui frappent par leur aspect brut et contemporain. I.G.H est le troisième tome de la trilogie du célèbre auteur britannique, très justement appelée "Trilogie du béton", après le fameux Crash adapté par Cronenberg au cinéma. Tous les romans de Ballard procurent en tout cas la délicieuse sensation d'être parfaitement de leur époque - ce sont des histoires d'émeutes urbaines, de perversions mécaniques, de terrorisme aveugle...

Ils ont la qualité supplémentaire d'être très bien écrits, ce qui n'est pas toujours le cas pour ce genre de littérature apocalyptique, même si la plupart des romans de Ballard, à mon goût, traînent en longueur et s'achèvent (très) laborieusement.

A chaque lecture je me répète que ses livres constitueraient une excellente base de travail pour des films, et je n'ai donc pas été surpris d'apprendre que I.G.H allait précisément être adapté au cinéma, par un réalisateur dont j'admire d'ailleurs le premier coup de maître qu'est Cube, délicieuse machinerie métaphysico-fantastique. Son incroyable Cypher m'avait également subjugué, petit bijou de science-fiction millimétrée, passé quasiment inaperçu en France - si ce n'est de quelques amateurs forcenés.



Pas étonnant non plus que Chuck Palahniuk, qui donne la même sensation de procurer à l'époque les images dont elle a besoin, auteur du mythique Fight Club (dont David Fincher à tiré le film), soit adapté pour la troisième fois sur grand écran : Choke sortira début janvier 2009.

J'ai beaucoup aimé les premiers chapitres de ce roman étonnamment déjanté. Le protagoniste y travaille en costume dans un parc à thème et cherche désespérément à guérir d'une addiction au sexe, s'embarquant dans une série très dense de délires familiaux et sentimentaux... Le risque avec ce type de littérature, c'est bien sûr que la tension retombe et qu'on se lasse de la surenchère. Je ne suis pas allé au bout du livre, mais le chapitre d'ouverture est magistral. Sur le coup, j'ai vraiment été persuadé de tenir l'un des romans du siècle - énergie, rage, mystère, tension, densité narrative, humour... Et puis j'ai lâché prise, quelques dizaines de pages plus loin. Sans doute faut-il savoir doser le délire...

"Ce à quoi vous avez droit, ici, c'est à une histoire stupide à propos d'un petit garçon stupide. une histoire vraie de la vraie vie concernant des individus que jamais vous ne voudriez rencontrer. Imaginez ce petit hystéro criard, qui vous arrive à la taille, avec ses petits cheveux bien chiches, très proprement coiffés, et une raie sur le côté. Imaginez-le, ce petit merdeux, tellement déjà dans la norme, sur de vieilles photos de classe avec déjà quelques dents de lait tombées et ses premières dents définitives qui poussent de travers. Imaginez-le vêtu d'un chandail ridicule à rayures bleues et jaunes, un cadeau d'anniversaire, qui avait jadis été son pull préféré. Même à un si jeune âge, imaginez-le en train de se le ronger, ses ongles de tête de gland. Ses chaussures préférées ? Des Keds. Sa nourriture préférée ? Des corn-dogs, des putains de saucisses en pain de maïs." (Extrait de Choke, Folio Policier, p 13)

mardi 2 décembre 2008

Les ouvertures magistrales / Les bavardages savants (Mc Cullers et Norman Rush)



Il y a des romans qui s'abattent sur vous dès les premières pages : c'est la sensation que j'ai ressentie quand je me suis plongé dans la lecture du classique de Carson Mc Cullers, cet écrivain surdouée, publiée si jeune : Le coeur est un chasseur solitaire, merveilleux titre pour un roman qui ne l'est pas moins, tout en tendresse, en subtilités psychologiques et en épaisseur humaine.

Force est de reconnaître cependant que le premier chapitre (récit de l'amitié de deux sourds-muets dans une petite ville du sud des Etats-Unis), éblouissant de densité romanesque et de fluidité, laisse attendre beaucoup de la suite, et qu'on est assez naturellement déçu quand on poursuit le livre (la chronique douce-amère, assez lente, des vies modestes que mènent les propriétaires et les clients principaux d'un petit bar), même si la douceur et la qualité de l'écriture restent au rendez-vous.

Même sentiment avec l'imposant roman de Norman Rush, Accouplement, acclamé par la critique et tenu par beaucoup pour l'un des livres les plus importants du siècle aux Etats-Unis : les premières pages sont impressionnantes, car on tient un pavé dans les mains et le monologue de cette jeune femme qui débarque en Afrique et tombe bientôt amoureuse d'un personnage romanesque de la savane vous emporte d'emblée par sa clarté, la richesse des informations fournies, le rendu des sentiments...

La force de cette première impression dépent évidemment de l'épaisseur du livre, car on devient curieux de savoir si l'auteur saura maintenir la pression pendant plus de 500 (grandes) pages. Mais il ne la maintient que très peu, justement, et le livre sombre (du moins dans ce que j'en ai lu pour l'instant) dans un savant bavardage qui n'est pas inintéressant, mais ressemble vraiment à une performance, celle d'un auteur qui cherche à écrire le plus possible et à épater le lecteur par son art de la digression permanente.

Je me rappelle d'ailleurs avoir été très déçu par un autre roman américain encensé par la critique, il y a quelques petites années de cela, Les Corrections de Franzen, interminable opus sur les déboires d'une famille qui part en vrille... Chaque page pouvait être considérée comme un beau morceau d'analyse sociologique mêlé de grotesque et d'anecdotes héroï-comiques, mais mises à bout cela devenait indigeste (il faudrait que je le relise, cependant). Difficile à trouver, l'équilibre entre digressions brillantes et pur et simple bavardage...

dimanche 30 novembre 2008

La politique des polars (Mankell et la soupe suédoise)



Il est assez fréquent de pouvoir classer les polars dans un bord politique : la personnalité des "méchants", notamment, renseigne assez bien sur les détestations et les phobies de l'auteur. S'agit-il de redoutables capitalistes prêts à toutes les manipulations pour un coup juteux ? De crapules pourries jusqu'à la moëlle, venant de la rue, irrécupérables pour la société ? Dites-moi les ennemis que vous mettez en scène, je vous dirai pour qui vous votez...

Je viens cependant de finir un Henning Mankell (la star du polar suédois) qui n'a pas manqué de me surprendre. Ce n'est pas sa qualité qui m'a sauté aux yeux - je suis assez déçu par ma lecture de Meurtriers sans visage, la première enquête du célèbre policier Kurt Wallander : écriture fade (et même répétitive), intrigue sans relief, psychologie sommaire, et même quelque chose d'assez terne qui plombe un peu ce livre long, quoi que fluide...

(Rien à voir avec l'incroyable densité stylistique de James Ellroy ou d'Edward Bunker)

Non, ce qui m'a sauté aux yeux est le thème éminemment politique de ce roman : pour faire vite, un crime atroce est commis dans la campagne suédoise, et des étrangers sont mis en accusation, provoquant une vague impressionnante de xénophobie dans la région. Kurt Wallander va se rendre compte à quel point la politique d'immigration du pays n'est pas maîtrisée... La fréquence dans le roman de digressions (un brin simplistes, d'ailleurs) sur les dangers de laisser entrer n'importe qui dans le pays m'a naturellement laissé penser que l'auteur exprimait ici des opinions, disons... plutôt conservatrices.

Dans l'extrait suivant, c'est Kurt Wallander qui parle :

"C'est l'absence d'une véritable politique, sur ce point, qui est à l'origine de ce chaos. En ce moment, nous vivons dans un pays où n'importe qui peut pénétrer n'importe où, n'importe quand, de n'importe quelle façon et pour n'importe quelle raison. Il n'y a plus de contrôles aux frontières. La douane est paralysée. Il existe tout un tas de petits aérodromes non surveillés sur lesquels on débarque chaque nuit des immigrants en situation irrégulière ainsi que de la drogue." (Extrait de Meurtriers sans visage, Points, p 299)

Et pourtant j'ai lu quelques entretiens de l'auteur qui paraissaient contredire complètement la thèse exposée dans le roman (du moins, ce que j'en avais compris). Par exemple, dans une interview accordée au Nouvel Obs en janvier 2008 :

"Pour moi, le centre symbolique de l’Europe, c’est la petite île de Lampedusa, au sud de l’Italie. Car c’est là qu’échouent chaque jour les cadavres d’immigrants clandestins venus d’Afrique. Je trouve ça dégueulasse [en français dans le texte]. Et ce scandale nous oblige à nous demander: pouvons-nous accepter un tel monde? N’y a-t-il pas un autre moyen d’envisager l’immigration? J’ai un rêve simple: construire un pont entre le Maroc et l’Espagne. Nous savons bien que nous avons besoin de ces immigrants."

On dirait les propos de Kurt Wallander, en complètement inversés. L'auteur aurait-il viré sa cutie ? Cherche-t-il à exorciser dans ses romans la part conservatrice qu'il conserve en lui ? Présente-t-il au contraire un visage de parfait progressiste en interview pour faire pièce à ses atmosphères romanesques ? Prête-t-il à ses personnages des propos dont il se désolidarise complètement ?

A moins que les opinions exprimées par Wallander d'une part, et Mankell de l'autre, ne soient pas si contradictoires, dans la mesure où il est parfaitement possible, après tout, d'appeler à la fois de ses voeux des flux migratoires accrus, et des flux migratoires un tant soit peu "organisés"...

En tout état de cause je vais davantage me méfier, dorénavant, des couleurs politiques que je croirai déceler dans les romans. Ce devrait rester un principe, d'ailleurs, que de ne jamais chercher à savoir ce que pense le romancier, caché derrière les personnages qu'il met en lumière...

samedi 20 septembre 2008

Les vies qui perdent sens



L'autre jour, pour la première fois de ma vie, j'ai été réellement bouleversé par un SDF (quelqu'un qui en avait l'allure, en tout cas) : non pas que je ne sois jamais touché par le spectacle de la misère, mais cette fois-ci j'ai eu le sentiment que le type en question, d'une trentaine d'années, replet, l'air complètement ahuri à la station de tram de La Courneuve, rougi par l'alcool, pataud dans son survêtement, les cheveux ébouriffés, patientant là comme s'il attendait que quelqu'un descende du prochain wagon, pouvait encore être sauvé.

On aurait dit qu'il était sur le point de basculer corps et âme dans le désespoir, ou que, déjà désespéré depuis des lustres, il s'apprêtait à lâcher complètement prise. On lisait vraiment la détresse dans son regard, dans ses poses maladroites, quand beaucoup d'autres sont déjà murés dans une attitude distante, ou plus endurcie.

J'ai failli sortir du tram pour aller lui parler, quitte à ne pas aller travailler. C'est la pudeur, et la peur du ridicule, qui m'en ont retenu. Et puis, qu'allais-je lui dire exactement ? Attendait-il vraiment de pouvoir parler à quelqu'un ?

Le rapport est lointain, mais cela m'a rappelé le livre d'Alexandre Soljenitsyne que j'avais lu cet été, juste après sa mort, le petit roman qui a fait sa gloire, Une journée d'Ivan Denissovitch (Pocket), décrivant la journée type d'un homme qui vit depuis des mois dans le goulag : misère absolue de ces fantômes ambulants qui ne comprennent pas forcément ce qu'ils font ici, se préparent à mourir ou survivre sans but pendant des années. Ce qui fait la force de ce livre fait d'ailleurs aussi sa faiblesse : l'absence de structure dramatique, le côté brut du compte-rendu peuvent être assez saisissants, mais le risque est de rendre l'ensemble assez statique, et même ennuyeux...

"Dans son dossier, Choukhov est au camp pour trahison de la Patrie. Il a fait tous les aveux qu'il fallait : il s'est rendu aux Allemands parce qu'il avait envie de trahir l'Union Soviétique, et s'il s'est, soi-disant, évadé parce qu'il avait reçu une mission des services de renseignements de l'ennemi. Quelle mission ? Choukhov n'était pas assez futé pour en trouver une. Ni non plus l'officier du contre-espionnage. Alors c'était resté comme ça : "Une mission."" (Pocket, p87)

mercredi 17 septembre 2008

Sur les pas de John Fante (+ Clip de la semaine)



En juillet dernier, dans l'avion qui me menait à San Francisco en survolant les incroyables étendues désertiques de l'Ouest américain, je dévorais La Rouge de Los Angeles, le tout premier roman écrit par John Fante, publié quand il avait déjà rencontré le succès avec les suivants.

Séduit, comme il se doit, par la figure de ce narrateur qu'on retrouvera par la suite, ce Bandini à la fois vantard et désespéré, ridicule et mégalo, vivant d'expédients et révolté par le sort réservé aux travailleurs (tout en se faisant de ceux-là, bien souvent, des ennemis), j'ai eu comme une révélation, et plusieurs projets de romans restés en friche jusqu'alors se sont cristallisés autour d'un projet unique, mettant en scène un narrateur assez proche de celui de Fante, et mêlant savamment comme lui des éléments biographiques à d'autres plus fantasques.

Jusqu'à maintenant, j'avais toujours été étonné que des écrivains évoquent le mal qu'ils avaient, quand ils lisaient un livre, à ne pas adopter par mimétisme un style comparable dans leurs propres écrits. Je n'avais jamais vraiment cherché à imiter le style de qui que ce soit, et je n'avais jamais éprouvé la tentation de le faire. Pour la première fois, j'ai tenté l'expérience : et cet été j'ai voulu adapter l'univers de Fante au mien, noircissant des dizaines de pages avec une certaine fougue...

Résultat peu probant, évidemment ! A la fin de l'été j'ai suspendu l'écriture de ce livre car je ne suis pas arrivé (du moins pour l'instant) à trouver une fin satisfaisante, et surtout l'ensemble paraît maigre, étriqué, un peu triste, par rapport aux flamboyances de Fante. Je ne serai pas aussi naïf, la prochaine fois...

"Le vieux souriait à sa manière, je souriais à la mienne. Je le regardais et il me regardait. Sourire. Il ne savait évidemment pas qui j'étais. Il me confondait sans doute avec le reste du troupeau. Très amusant, tout ça, formidable de voyager incognito. Deux philosophes échangeant rêveusement un sourire en contemplant le sort de l'homme. Il était sincèrement amusé, son vieux nez coulait, ses yeux bleus scintillaient d'un rire paisible. Il portait une salopette bleue qui couvrait complètement son corps. Autour de sa taille, j'ai aperçu une ceinture dénuée de la moindre utilité apparente, accessoire inutile, une ceinture qui ne soutenait rien, pas même son ventre, car il était maigre. Peut-être une sorte de clin d'oeil, une plaisanterie destinée à le faire rire quand il s'habillait le matin." (p68)

(Clip de la semaine : quasiment inconnu en France, celui qui se faisait connaître il y a quelques petites années comme Lil Bow Wow s'appelle maintenant Bow Wow, et se présente à mon avis comme le digne successeur de Snoop : ses albums sont très bons, avec un sens aigü du swing qui rappelle le P-Funk glorieux de la bande de Snoop (Nate Dogg, Warren G...), et un jeu de basses aussi dévastateur que celui de Dr Dre (D'ailleurs ça ne m'étonnerait qu'il soit producteur sur ce titre, Outta my system :

mercredi 14 mai 2008

Les polars plus ou moins sales (+ Clip de la semaine)



Je vais de finir le premier tome de Millenium, et force est de reconnaître que je suis légèrement déçu… (Sans doute en grande partie parce que j’en avais eu de si bons échos). J’avais entendu quelqu’un dire qu’il n’avait pas pu lire certains passages tellement ils étaient hard ! On disait le livre bien écrit, bien documenté, bien construit, et au suspense imparable.

Au finish :

- Deux cents premières pages agréables, mais étonnamment lentes (avec un goût certain pour la redite, notamment dans les dialogues).

- Une intrigue qui se corse à ce moment-là, et dont la violence culmine dans deux passages certes réussis (viol + soupçons de torture), mais décevants pour des amateurs du genre musclé : je pense à la nouvelle vague de films ultra-violents américains, du genre Hostel, ou même à des auteurs de polars gonflés à la provoc, gonflés à l’amphétamine, comme Ellroy ou Vollmann.

- Quant à l’enquête elle-même, elle se déroule dans un cadre charmant (une petite île en Norvège, atmosphère distinguée à la Agatha Christie), mais elle ne présente aucune véritable originalité (analyse de photos, série de témoins qu’on interroge les uns après les autres…), et la chute est bien vue, mais relativement insipide.

- Le style n’est pas mauvais, mais il est loin d’être percutant non plus, ni même seulement bon : en fait il n’y a pas de style, ce qui n’est pas une exigence du genre me direz-vous, à quoi je répondrais que l’un n’empêche pas l’autre. En fait je n’ai pas le souvenir d’avoir lu de page dont je me sois dit : celle-ci me plaît.

- Les 100 dernières sont terrifiantes de longueur et de rebondissements économico-familiaux dont j’ai eu du mal à voir l’intérêt… Au final j’ai trouvé l’ensemble trop lisse, trop gentil, trop calibré, trop propre (en dépit de personnages annoncés comme croustillants).

Ma perception serait-elle faussée par une trop grande consommation de polars au cinéma, dont les plus réussis jouent beaucoup sur les thèmes de l’amertume, de la déchéance, de la tension politique, et poussent à fond la carte de la noirceur ?

(Clip de la semaine : je suis tenté d'aller voir en concert Lil Jon, qui passe dans quelques jours à Paris - digne inventeur du Crunk, un genre de rap/rnb fondé sur des basses très sourdes. Le problème est que je trouve ses albums particulièrement lourdingues... Je vais être obligé de renoncer je crois.