La littérature sous caféine


jeudi 25 novembre 2010

Le sexe ridicule

J’oubliais de préciser, à propos d’Une saison blanche et sèche, qu’il y avait une scène particulièrement ratée dans cet ensemble très bien tenu de réalisme impeccablement scénarisé. Et c’est la seule scène de sexe du roman.

Il y a bien sûr deux écueils à éviter pour ce genre de scène : le lyrisme (vocabulaire fleuri, métaphores filées, ponctuation qui s’affole…) et le cynisme (crudité exagérée, commentaires déplaisants…). Il me semble que Brink n’arrive pas à éviter le premier…

"Nous n'avons pas remonté les draps. Elle n'a même pas voulu que j'éteigne. Comme deux enfants jouant le jeu pour la première fois, nous voulions tout voir, tout toucher, tout découvrir. Une nouveauté, comme celle de la naissance. Doux mouvement de ses membres, odeur de ses cheveux qui recouvraient mon visage, emplissaient ma buoche, frottement de ses seins sur mes joues. Tétons qui se raidissent entre mes lèvres. Ses mains expertes. Son sexe qui se distend, s'ouvre sous mes doigts, dans sa chaleur humide et secrète. Nos deux corps qui se fondent au bord de notre précipice. Merveille et mystère de la chair. Sa voix dans mon oreille. Sa respiration affolée. Ses dents qui mordillent mon épaule. Mont de Vénus proéminent et frisé. Poing de chair qui s'avoue vaincu sous ma pression et m'avale." (Edition de poche, page 329)

mardi 23 novembre 2010

Le parcours des écrivains sud-africains (Brink, Coetzee...)



Je lis un certain nombre d’auteurs sud-africains (parmi lesquels des auteurs de bd comme Joe Dog) et je crois remarquer de vraies similitudes dans leurs parcours : en gros, virulente dénonciation de l’Apartheid avant 1991, grands espoirs placés dans la « Nation arc-en-ciel », puis sérieux doutes quant aux intentions des nouvelles équipes dirigeantes – voire douloureuse dénonciation de leurs insuffisances. On se souvient par exemple de l’article révolté d’ André Brink contre le pouvoir en place (l’un des plus célèbres dénonciateurs de l’Apartheid en son temps, certains de ses romans étant même interdits), écrit après l’assassinat d’un de ses proches (excellente interview ICI).

Je viens d’achever ma lecture d’Une saison blanche et sèche, le roman qui aura fait son renommée internationale. L’histoire d’un professeur blanc prenant la défense d’un Noir assassiné par la police et subissant à son tour les agressions d’un système qui finira par avoir sa peau. Roman redoutablement efficace, sans grande invention stylistique (réalisme fluide, quoi que longuet sur la fin), minuté comme un film hollywoodien, dont on dirait la structure directement inspirée des manuels d’écriture de scénario.

Difficile de ne pas chercher à établir des comparaisons avec l’œuvre de J.M. Coetzee, dont les thèmes sont comparables mais dont l’écriture est très différente (et qui a obtenu, lui, le Prix Nobel de littérature). Ce qui est frappant, c’est que Brink fait le pari d’une grande clarté, d’une grande fluidité romanesque là où Coetzee privilégie l’ombre et l’ambiguïté. Chez Brink, les ennemis sont clairement désignés (les défenseurs de l’Apartheid, puis certains dirigeants actuels) ; chez Coetzee, le malaise se diffuse chez les personnages, dans l’écriture elle-même, et on ne sait jamais vraiment qui est coupable, qui est victime (dans Disgrace, par exemple, la couleur de peau des personnages n’est jamais précisée alors même que le roman met en scène les haines raciales après l’Apartheid). Toutes ses œuvres baignent dans le même éclairage étrange et inquiétant, quelle que soit la période qu’elles décrivent. Peut-être y gagnent-elles en force, s’élevant de cette manière sur une sorte de plan métaphysique qui lui a valu les honneurs. Mais elles y perdent en valeur documentaire – et à ce propos j’attends avec impatience la sortie poche des mémoires de Brink, dont j’espère qu’elles vont m’apporter de précieux éclairages sur l’évolution de la société sud-africaine actuelle.

samedi 6 novembre 2010

Philip Roth ou la narration virile


La grande librairie - Philip Roth
envoyé par Jeremy_Kaplan. - Regardez plus de courts métrages.

Je commence à avoir bien avancé dans ma lecture de l'oeuvre de Roth, et le roman que je viens de lire est mon préféré : La Contrevie (Gallimard 2004 pour la traduction française), second volume du cycle "Nathan Zuckermann" (du nom de l'alter ego de Roth), qui se prolongera par trois titres considérés comme ses chefs-d'oeuvre, Pastorale Américaine, La Tache, J'ai épousé un communiste, et auxquels je préfère, moi, cette étourdissante Contrevie.

On y voit notamment Nathan Zuckermann dresser le portrait de son frère, Henry, dentiste dont la vie rangée bascule le jour où il décide de se faire opérer pour retrouver toute sa puissance sexuelle, et qui part dans un second temps en Israël pour essayer de renouer avec une existence plus "authentique", mais l'égie d'un véritable "Fou de Dieu". Nathan lui-même voudra changer le cours de sa vie en épousant une jeune Anglaise, issue d'une famille à l'antisémitisme plus redoutable que ce qu'il craignait...

C'est un des romans "amples" de Roth (550 pages en Folio) et pourtant parfaitement tenu, jonglant avec les points de vue, ne cédant jamais à la tentation de l'humour délirant qui plombe certaines de ses oeuvres (à l'exception d'un épisode, inutilement grotesque à mes yeux, d'un attentat raté dans un avion), ni de ces tableaux ultra-réalistes qui alourdiront par exemple Pastorale Américaine (j'ai le souvenir de pages très détaillées sur l'industrie du cuir, morceaux de bravoure à la Balzac que je trouvais datées...).

La force de Roth, c'est cette étonnante fécondité narrative qui lui fait développer sur des dizaines de pages constamment tendues, constamment portées par le drame, des scènes de la vie quotidienne, et entremêler les faits et les argumentations de manière à suggérer que nos vies sont constamment travaillées par les malentendus, la mauvaise foi, les pulsions, les complexes, les peurs inavouées... Tragédie perpétuelle, humour sarcastique, lyrisme sexuel, les cordes des Roth sont innombrables et chaque fois il me donne la sensation, décidément, d'être le plus grand écrivain vivant (ce qu'il serait cependant ridicule d'affirmer).

Parmi les très nombreuses pages éclatantes, cet aveu de la part de Maria, qui cherche à persuader Nathan qu'il se trompe en voulant l'épouser (on notera au passage la pique dirigée contre Sollers, dont je ne sais pas si Roth lui-même la reprendrait à son compte...):

"Intellectuellement, je ne suis pas ton genre, et je ne suis guère bohème. Oh, je l'ai essayée, la Rive gauche ; à l'université, je fréquentais des gens qui se promenaient avec Tel Quel sous le bras. Je les connais, ces sornettes, ça vous tombe des mains ; entre la Rive gauche et les vertes pelouses, je choisissais les vertes pelouses ; je me disais : "Est-ce que je suis vraiment obligée d'écouter ces âneries à la française ?" et je finissais toujours par filer. Sexuellement aussi, je suis plutôt timorée, tu le sais - je ne suis que le produit archi-prévisible d'une éducation Vieille Angleterre dans la petite noblesse sans terres. Je n'ai jamais rien fait de lascif dans ma vie. Quant à avoir des appétis inavouables, je ne crois pas en avoir eu un seul. Je n'ai pas un talent fou. Si j'avais la cruauté d'attendre le jour du mariage pour te montrer ce que j'ai publié, tu regretterais de m'avoir fait ta demande. Je suis une tâcheronne ; j'ai le cliché volubile, je tisse une mousseline de prose éphémère à l'usage de magazines idiots. Les nouvelles que je tente de composer sont sur des sujets absurdes ; je voudrais parler de mon enfance - follement original ! -, de la brume, des prés, des aristocrates décatis avec lesquels j'ai grandi." (page 262)