La littérature sous caféine


lundi 27 juillet 2015

William Styron, équivalent catholique à Philip Roth

J'ai enfin trouvé l'équivalent catholique du génial Philip Roth : William Styron, dont l'époustouflant "Choix de Sophie", best-seller de 1979, fait feu de tout bois dans un style comparable à celui de Roth. Dramatisation, vigueur, fluidité, passion... Et puis cette obsession pour le thème des identités qui se rencontrent et qui se heurtent, en Europe comme aux Etats-Unis.

D'ailleurs, et cela ne me semble pas un hasard, Styron adresse dans son roman des clins d'œil appuyé à Roth, par exemple en nommant Nathan le personnage de Juif incandescent, amant de Sophie à New York; puis en évoquant la place éminente du "grand roman juif" dans la littérature américaine.

lundi 25 février 2013

Bonheur d'apaisement, bonheur de passion (Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent)


Les Hauts de Hurlevent Bande annonce du film par LE-PETIT-BULLETIN

Un bien étrange roman que ce classique anglais du 19ème, Les Hauts de Hurlevent. L’argument aurait été parfait pour une tragédie classique : un père adopte un Bohémien ; ce dernier provoque la jalousie du fils légitime et suscite l’amour de la fille, mais cette dernière au lieu de l’épouser choisit un homme de son rang. Cela provoque chez l’enfant adopté une terrifiante envie de vengeance. Elle emportera dans le malheur deux familles entières, et sur deux générations.

Seulement, au lieu de s’en tenir à ce fil narratif, l’auteur prend le parti d’un incroyable déluge de manipulations, d’un flux torrentiel de sentiments excessifs. On a l’impression que les personnages – et surtout la Catherine amoureuse du bohémien et préférant un mariage bourgeois – se ruent délibérément dans le malheur, refusant les choix tranchés, privilégiant l’extase et le désespoir. Que de méchancetés, que de soupirs délirants !

Que de rebondissements invraisemblables, aussi. Ou bien des rebondissements présentés en trois phrases alors que l’auteur aime tant par ailleurs étirer sa prose : les péripéties ne sont que prétextes à nouveaux développements passionnés. Prolonger la vie, prolonger l’intrigue pour mieux souffrir et mieux sentir chaque supplice ! Ce n’est pas pour rien que le livre est considéré comme un chef-d’œuvre du romantisme : on dirait un bréviaire de tout ce qu’il est possible d’endurer en termes de vertiges et de passions.

Dans ce maelstrom, superbe par moments, une page se détache à mes yeux, une page étonnamment classique où Cathy, la fille de la première Catherine, parle de bonheur avec Linton, son cousin – et je pense qu’il est très juste de distinguer comme elle le fait deux bonheurs possibles, un bonheur d’apaisement et un bonheur de passion. En fin de compte, il me semble que tous les malheurs des personnages d’Emily Brontë découlent de cet affrontement, chez eux, entre ces deux conceptions, soit qu’elles séparent les personnages, soit qu’elles déchirent les consciences :

« Il avait prétendu que la manière la plus agréable de passer une chaude journée de juillet était de rester étendu du matin au soir dans les bruyères sur un coin de la lande, cependant que les abeilles bourdonnent comme en rêve autour des fleurs (…) La mienne était de se balancer dans un arbre au feuillage bien vert et bruissant, alors qu’on sent souffler le vent d’ouest et que de beaux nuages blancs passent rapidement dans l’espace. Et comme oiseaux, non seulement des alouettes, mais des grives, des merles, des linottes, des coucous, qui font de la musique de toute part ; au loin, la lande qu’on aperçoit, coupée de vallons sombres et frais, de crêtes couvertes d’herbes hautes qui ondulent comme des vagues sous la brise (…) Il voulait que tout repose dans une extase tranquille, et moi, je voulais que tout vibre dans une gloire étincelante. Je lui dis que son paradis ne serait qu’à moitié en vie, et il me dit que le mien serait ivre. » (Hauts de Hurlevent, Folio, page 289)

mercredi 2 janvier 2013

Livres qui m'ont déçu (2)



Quelques récentes déceptions (légères, cependant):

- La cloche de détresse, de Sylvia Plath: J'aime beaucoup les poèmes de Sylvia Plath mais je n'ai pas pu me retenir de penser, en lisant ce récit publié quelques années après sa mort, et qui a rencontré un succès considérable à l'époque, qu'il n'aurait pas eu tant d'écho si l'auteur n'avait pas connu de fin si tragique. La plume est sensible, l'ensemble se lit très bien mais j'ai eu du mal à sentir sa détresse profonde en dépit de l'évocation, dans les dernières pages, des séances d'électrochocs.

- Ravelstein, de Saul Bellow : autant je suis admiratif de Philip Roth (qui se revendique de Saul Bellow), autant Saul Bellow lui-même me laisse chaque fois sur le sentiment de bâcler ses livres. Ravelstein est agréable à lire mais il s’agit d’un tissu de conversations délayées, sans ligne directrice ni structure, avec pour seul prétexte le portrait d’un prestigieux universitaire. Les semaines passent, et le souvenir du livre s’estompe irrémédiablement…

- Mon nom est légion, de Antonio Lobo Antunes : considéré comme l'un des plus grands romanciers européens, Lobo Antunes délaisse l'épopée coloniale portugaire pour l'évocation des banlieues de Lisbonne. Comme d'habitude le récit est éclaté, la prose fluide malgré son haut degré de recherche formelle (les monologues s'éparpillent en milliers de petites notations sensibles, en fantasmes furtifs dessinant un monde) et l'intensité dramatique est assez forte - on suit le périple de voyous qui violent une femme, et le parcours des personnes concernés par cette virée. Cependant on s'y perd un peu, les chapitres défilent sans qu'on y prenne un plaisir foudroyant et la matière semble assez mince, en définitive, pour ce pavé réclamant un temps de lecture important.

mercredi 11 avril 2012

Le seul défaut des romans de Philip Roth



Je relis La tache, sans doute le meilleur volume de la fameuse trilogie américaine de Philip Roth, et je suis une nouvelle fois frappé par l’étonnante puissance narrative du maître, son incroyable capacité à camper des personnages aux destins fourmillants de combats, de dilemmes et de sensations diverses.

Dans celui-ci, outre le pitch diabolique (un professeur d’université, accusé de racisme pour une phrase qui ne l’était pas, se révèle être métisse alors qu’il s’est fait passer, pendant toute sa carrière, pour un Juif blanc – Roth, au passage, reprend le motif si fréquent dans la littérature américaine du Blanc qui se révèle avoir des gènes noirs), je suis particulièrement sensible au thème de la mauvaise foi dans les phénomènes de groupes, des gens qui se laissent aller à des jugements hâtifs parce que cela satisfait leur besoin – plus ou moins conscient – de vengeance, et de même de violence.

Je me fais souvent cette réflexion-là, quand je suis le développement de telle polémique ou de tel scandale : les gens se font souvent plus idiots qu’ils ne sont, pour le pur plaisir de faire du mal.

Cette indignation-là parcourt le livre, dans quelques passages comme celui-ci page 390 de l’édition de poche :

« Fou, Coleman Silk, l’homme qui, navigateur solitaire, fait opérer à l’université un virage à cent quatre-vingt degrés ? Amer, indigné, isolé, oui – mais fou ? Les gens de l’université savaient pertinemment qu’il ne l’était nullement, et pourtant, comme lors de l’affaire des zombies, ils étaient prêts à faire comme s’ils le croyaient. Il suffisait de formuler une accusation pour la prouver. D’entendre une allégation pour le croire. L’auteur du forfait n’avait pas besoin de mobile, au diable la logique, le raisonnement. »

Malgré toutes ses superbes qualités, La tache souffre cependant d’un défaut que j’avais déjà cru remarquer dans les autres romans de Philip Roth : passé la première moitié du livre où Roth campe une intrigue brillante et fournie, il cède à la tentation d’étirer le volume bien plus que nécessaire. Les digressions se multiplient, souvent brillantes, mais sans nécessité réelle par rapport à la trame principale. Comme a pu le faire Aragon dans ses interminables (mais superbes) romans, Roth se laisse aller à la virtuosité plutôt qu’à la rigueur. Il prend le parti de livres fouillés, fouillis, étincelant de variations, mais gagnant en extension ce qu’ils perdent en intensité.

Dans La tache, par exemple, les trois premières parties sont tout simplement parfaites, construites sur la découverte progressive des contradictions du destin de Coleman Silk, mais les quatrième et cinquième proposent malheureusement quelques morceaux de bravoure à la fois réussis, chacun de leur côté, mais donnant furieusement l’impression que Roth a chargé la barque pour impressionner le lecteur.

Une trentaine de pages, par exemple, sont consacrées à un épisode burlesque (un certain Les se forçant à fréquenter un restaurant coréen pour surmonter ses traumatismes de guerre) qui aurait constitué une excellente nouvelle, mais qui fait un effet désagréable ici : le ton reste décalé par rapport aux autres chapitres. Et puis le passage n’est finalement pas aussi réussi que le reste – le trait, trop appuyé, ne rend pas hommage aux angoissantes complexités de l’ensemble.

lundi 2 avril 2012

Fausses valeurs du roman américain ?



La liste des auteurs américains que j’admire est longue (Roth, Ellroy, DeLillo, Fante…). Mais celle de ceux qui me déçoivent s’allonge, elle aussi. Je pense qu’on pardonne finalement beaucoup à la production littéraire d’outre-Atlantique. On se laisse surtout impressionner par une sorte d’argument d’autorité propre au domaine romanesque, celui voulant nous faire croire par exemple qu’un gros volume estampillé roman de société vaudrait tous les chefs-d’œuvre.

J’ai récemment été déçu, par exemple, par deux romanciers dont j’attendais beaucoup.

Russel Banks, dont le terrible Affliction m’avait marqué (le livre, puis l’excellent film qui en avait été tiré). Je l’avais trouvé long, certes, mais cette longueur était compensée par l’atmosphère pesante, la densité émotionnelle et la beauté du thème (un père de famille en perdition, dans un décor de rude hiver dans le Nord des Etats-Unis).

Puis j’avais lu American Darling, annoncé comme un brillant volume mêlant aventures africaines, critique sociale, écologie… Le roman commençait de manière efficace, puis se perdait dans une intrigue complètement effilochée, sans réel fil conducteur. Qu’est-ce que l’auteur avait voulu dire ? Que cherchait-il exactement à prouver sinon qu’il était capable d’écrire cinq cents pages à propos d’un thème (très vague) susceptible d’intéresser Hollywood ?

Russel Banks a fini par vendre effectivement son livre aux scénaristes, mais il me semble être devenu une sorte de mondain international, défendant la cause des écrivains sans plus se soucier lui-même d’écrire de très bon livres. Je m’en moque, après tout, qu’il préside je ne sais quelle fondation. Je me moque aussi du fait qu’il écrive au kilomètre une prose honorable mais finalement déliée, trop déliée.

(Son dernier roman en date, Souvenir lointain de la peau, racontant l’histoire d’un jeune homme à la sexualité troublée, me tente beaucoup, malgré tout).

Autre auteur manifestement surestimé : Richard Ford, dont j’avais lu Independance sans comprendre le succès de ce roman interminable, à l’argument très maigre (un agent immobilier, dont nous allons suivre la carrière heure par heure, cherche à se réconcilier avec son fils). Sans doute l’épaisseur du roman a-t-elle joué pour sa gloire, ainsi que son titre annonçant une radiographie de l’Amérique – mais quel roman ne propose-t-il pas, aujourd’hui, de radiographier l’Amérique ?

Je commence à avoir des doutes, également, sur Thomas Pynchon, que j’ai longtemps tenu pour un génie avant de reconnaître que je ne comprenais rien, au fond, à ses romans. Et je ne suis pas sûr d’avoir éprouvé beaucoup de plaisir en les lisant… Faudrait-il que je lise un troisième de ses invraisemblables sommes romanesques ? Sans doute, sans doute…

mardi 10 janvier 2012

Au fond, rien n'a changé (Steinbeck, Pagnol)



Il y a souvent quelque chose de réconfortant dans la lecture de romans décrivant des époques révolues, et dans l’idée qu’ils nous suggèrent qu’au fond rien ne change vraiment – même si l’on peut raisonnablement estimer que, disons, le taux moyen de brutalité physique quotidienne, dans nos sociétés, est en lent mais perpétuel déclin depuis plusieurs décennies.

Cet effet d’« éternel retour » m’a récemment frappé dans trois romans.

Le premier m’a fourni le paragraphe concluant Autoportrait du professeur. Il s’agit du portrait d’une jeune enseignante dans la Californie du début du siècle, dépeint par Steinbeck dans A l’Ouest d’Eden – et j’ai été surpris par les analogies qu’on pourrait faire avec la situation française d’aujourd’hui :

« Elle avait dans son école des élèves plus vieux et plus grands qu’elle. Il fallait beaucoup de tact pour enseigner. Maintenir la discipline parmi les grands garçons sans se servir d’un pistolet ou d’une chambrière était une tâche difficile et dangereuse. Dans une école de montagne, une maîtresse d’école avait été enlevée par ses élèves.

Olive Hamilton enseignait à tous les âges. Très peu d’enfants dépassaient le stade primaire à cette époque et, comme les travaux des champs allaient de pair, il leur fallait parfois quatorze à quinze ans pour faire leurs classes. Olive devait aussi avoir des rudiments de médecine, car il y avait constamment des accidents. Elle devait savoir panser une plaie lorsque des coups de couteau étaient échangés dans la cour de récréation.
»

Le second m’a une nouvelle fois confirmé dans l’idée que les problèmes rencontrés aujourd’hui dans l’Education Nationale existent depuis longtemps – même s’ils reviennent sous des formes qu’on pensait révolues. Et il s’agit d’un beau livre, émouvant à souhait et ciselé à l’extrême, dans lequel je ne m’attendais pas du tout à trouver ce genre de passage : La Gloire de mon père, de Marcel Pagnol, dans lequel le narrateur évoque le métier de professeur à Marseille à l’aube du 20ème siècle :

« Un très vieil ami de mon père, sorti premier de l’Ecole Normale, avait dû à cet exploit de débuter dans un quartier de Marseille : quartier pouilleux, peuplé de misérables où nul n’osait se hasarder la nuit. Il y resta de ses débuts à sa retraite, quarante ans dans la même classe, quarante ans sur la même chaise : Et comme un soir mon père lui disait :
- Tu n’as donc jamais eu d’ambition ?
- Oh mais si ! dit-il, j’en ai eu ! Et je crois que j’ai bien réussi ! Pense qu’en vingt ans, mon prédécesseur a vu guillotiner six de ses élèves. Moi, en quarante ans, je n’en ai eu que deux, et un gracié de justesse.
»

Enfin, chez Steinbeck toujours, comment ne pas être frappé, dans la première partie des Raisins de la Colère, par la scène de l’expropriation de paysans californiens par des banquiers parfaitement cyniques, durant la crise de 1929 ? Difficile, vraiment, de ne pas établir de parallèle avec la crise actuelle – d’autant que la scène écrite par Steinbeck prend des allures allégoriques (ce qui n’est d’ailleurs pas la veine que je préfère chez lui) :

« - Qui te donne tes ordres ? J’irai le trouver. C’est lui qu’est à tuer.
- Pas du tout. Il reçoit ses ordres de la banque. C’est la banque qui lui dit : Foutez ces gens dehors, sans quoi c’est vous qui partez.
- Elle a bien un président cette banque, et un conseil d’administration. J’remplirai mon barillet et j’irai à la banque. Le conducteur répondait :
- Un type me disait que la banque reçoit ses consignes de l’Est. Les consignes étaient : « Faites produire la terre sans quoi nous vous faisons fermer. »
- Mais où ça s’arrête-t-il ? Qui pouvons-nous tuer ? J’ai pas envie de mourir de faim avant d’avoir tué celui qui m’affame.
- J’sais pas. Peut-être bien qu’il n’y a personne à tuer. Il ne s’agit peut-être pas d’hommes. Comme vous dites c’est peut-être la propriété qui en est cause. En tout cas je vous ai dit ce que je devais faire.
- Faut que je réfléchisse, disait le métayer. Faut qu’on réfléchisse tous. Y a sûrement moyen d’arrêter ça. C’est pas comme le tonnerre ou les tremblements de terre. Y a pas là quelque chose de mauvais qu’a été fait par les hommes et faudra bien que ça change, nom de Dieu !
»

mardi 8 mars 2011

Le sexe plus expressif que le visage (Moravia, L'ennui)



(Vidéo: quelques extraits du film de Cédric Kahn, inspiré du roman de Moravia - on y trouve la fameuse phrase sur le "sexe plus expressif que le visage")

L’ennui, donc… Roman dévoré d’une traite alors que je l’avais déjà lu, quinze ans plus tôt, sans même m’en souvenir. Et véritable révélation, du même ordre que celle éprouvée à la lecture de certains livres de Schnitzler il y a deux ans. De Moravia, j’aime le style limpide, classique et dense, la précision de ses analyses psychologiques et leur force. J’aime aussi la modernité du propos, en dépit des apparences : car cet ennui qui saisit le narrateur, cet ennui qu’il définit lui-même comme « une sorte d’insuffisance, de disproportion ou d’absence de la réalité » (« Pour employer une métaphore, la réalité, quand je m’ennuie, m’a toujours produit l’effet déconcertant que donne au dormeur une couverture trop courte, une nuit d’hiver »), cet ennui ressemble étrangement à la nausée ressentie par Roquentin dans le roman éponyme de Sartre, cette angoisse devant l’épaisseur des choses et la liberté radicale qui est celle de la conscience de l’homme, cette angoisse qui me paraît être en définitive l’un des grands thèmes marquant l’ensemble du 20ème siècle (l’ennui de Moravia, c’est la nausée de Sartre mais c’est aussi, à peu de choses près, me semble-t-il, l’absurde de Camus ou même celui de Kafka…)

Le narrateur de L’Ennui, Dino, est un rentier qui veut se consacrer à la peinture mais qui a du mal à nouer un rapport simple avec le réel : celui-ci lui paraît souvent insaisissable et vide. Il engage une relation avec une jeune femme qui a précédemment rendu fou un autre peintre, mais cette relation torride (symbolisant en quelque sorte son rapport même au réel) n’apaisera pas ses angoisses, bien au contraire.

Le tour de force de Moravia est de broder sur cette trame, somme toute banale, un ensemble de brillantes considérations psychologiques et philosophiques – jamais obscures, toujours subtiles. Il règne sur le roman un climat de grand mystère, de grande inquiétude en dépit de la clarté de l’histoire, et Moravia fait aussi des merveilles quand il aborde la question de la sexualité, comme dans ce passage, assez drôle, où le narrateur dit de sa jeune maîtresse, Cécilia, qu’elle a le sexe plus expressif que le visage :

« Et j’en suis venu à la conclusion qu’elle n’avait qu’un seul mode d’expression, le mode sexuel, lequel était toutefois visiblement indéchiffrable, bien qu’original et puissant ; et si sa bouche ne disait rien, pas même les choses concernant le sexe, c’est que, chez elle, la bouche était, pour ainsi dire, un faux orifice, sans profondeur ni résonance, qui ne communiquait avec rien d’intérieur. Si bien que, souvent, en la regardant étendue et les jambes écartées, je ne pouvais m’empêcher de comparer la fente horizontale de sa bouche et celle, verticale, du sexe et de remarquer avec étonnement que la seconde était plus expressive que la première, de cette manière toute psychologique qui est propre à ces traits du visage révélateurs du caractère de la personne. » (page 204, GF-Flammarion)

mercredi 2 mars 2011

Les livres dont on a tout oublié / les livres dans lesquels on se reconnaît



Cela fait plusieurs fois maintenant que je lis un livre avec la vague conscience d’y avoir précédemment jeté un œil, avant de me rendre compte l’avoir effectivement déjà lu. Ce n’est même pas que les souvenirs me reviennent : je constate simplement que le livre a été annoté par moi-même, une dizaine d’années plus tôt… Effrayant à quel point certaines lectures s’effacent de votre esprit ! S’agit-il d’un pur oubli ? Je pense que le manque de maturité, lors d’une première lecture, joue aussi… On oublierait plus facilement des textes qui ne nous ont pas marqués parce qu’on n’était pas prêt à les recevoir.

Le phénomène m’est récemment arrivé avec les Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, et survient aujourd’hui avec L’Ennui, d’Alberto Moravia. Phénomène d’autant plus marquant que ce livre est une véritable révélation pour moi (je vais y revenir), au point de me donner l’impression de m’identifier de manière très intime avec le narrateur (et l’auteur, dont je sens bien qu’il a des obsessions très proches de son personnage). Il y a quelque chose d’étourdissant de se dire qu’à talent égal on aurait peut-être écrit à peu près la même chose, dans des circonstances comparables.

J’avais eu la même sensation avec certains livres de Schnitzler, il y a deux ou trois ans. Petit à petit se dessine ainsi comme une constellation de doubles littéraires à travers l’espace et le temps…

Troublant aussi de se dire, à propos de L’Ennui, que c’est précisément un livre dont je me sens si proche aujourd'hui... Et c'est lui que j’oubliais ! Y a-t-il des choses que l’esprit fuit parce qu’il y sent une piste trop brûlante, trop éclairante pour lui-même ?

(Corollaire de cette fâcheuse tendance à l’oubli : je prends des notes, maintenant, à propos des livres que j’aime, pour revenir plus facilement à l’avenir aux pages qui me touchent).