La littérature sous caféine


mardi 10 avril 2007

Schnitzler, mon frère !



J’ai découvert Arthur Schnitzler (Vienne, 1862-1931) en passant l’agrégation de Lettres. Depuis, je garde le sentiment d’être une sorte de double de cet écrivain : je me sens parfaitement en phase avec chacune de ses inquiétudes, et s’il peut paraître présomptueux d’affirmer Ce livre-là, j’aurais pu en être l’auteur, du moins j’ai du plaisir à dire : Je lis ce romancier comme si je lisais dans la personne que j’aurais été à la même époque…

Sa longue nouvelle Mademoiselle Else présente le monologue subtil d’une adolescente prête à commettre le suicide pour attirer l’attention d’un père manipulateur : prose délicate, cherchant à saisir au plus près les contradictions les plus intimes de nos mouvements de pensée. J’étais animé par un projet très proche, en écrivant Azima

Son chef-d’œuvre est sans doute la Nouvelle Rêvée (Traumnovel), petit bijou dont Stanley Kubrick a tiré le cérébral Eyes Wide Shut, à mille lieux du frémissement et de l’angoisse contenus dans le texte. Récemment sur ce blog nous évoquions les rapports Hommes/Femmes et la manière inquiète dont je pouvais en parler : pour moi La Nouvelle Rêvée constitue comme un repère en la matière, et le bréviaire de toutes les peurs que peut susciter la vie de couple pour un homme (Rappelez-vous : ce mari rendu presque fou par les rêves que lui raconte sa femme, dits sur un ton détaché…)

J’achève de lire le dernier roman de Schnitzler, Thérèse, dans lequel l’auteur a semble-t-il concentré tout le pessimisme dont il était capable : la pauvre Thérèse, indifférente à beaucoup d’hommes, incapable de trouver celui qui lui convient, sombre dans une misère de plus en plus palpable. Rien à redire à cet implacable roman ciselé, si ce n’est son parfum de fatalité : Schnitzler, au crépuscule de sa vie, n’aurait-il pas cherché à se venger sur son héroïne de toutes les peurs qu’auront suscité, chez lui, la gente féminine ? (Comme par hasard, Thérèse reconnaît ne pas être dotée de l’instinct de maternité…)

Rappelons-nous que Schnitzler et Freud se sentaient très proches. Freud considérait qu’ils avaient des intuitions comparables, Schnitzler les présentant sous forme romanesque. Ce n’est pas surprenant que je voue la même admiration aux deux hommes.

Souvenons-nous de La Ronde de Max Ophüls, film étincelant, un brin précieux, un brin cynique, merveilleux de finesse et d’équilibre, tiré du même Schnitzler.

Et finissons ce billet par un court extrait de Thérèse, assez représentatif de la prose classique et douce du cher Arthur :

« Mlle Sylvie n’avait pas l’air de croire à son innocence, et de fait, la jeune fille s’étonnait parfois que son cœur et ses sens eussent perdu la mémoire du bonheur et de la volupté goûtés dans les bras de son amant. La déception, éprouvée devant sa trahison, avait fait place à un profond scepticisme. Il lui semblait que jamais plus elle n’aurait foi dans un homme et inconsciemment s’en réjouissait. Sa réputation irréprochable la flattait – elle savait non sans fierté que Mme Eppich, vis-à-vis de ses amis, mentionnait fréquemment son origine aristocratique. » (p59)

jeudi 26 octobre 2006

MURAKAMI Ryû : Ecstasy (Picquier Poche, 2006)



Depuis quelques romans déjà, Murakami délaisse les formes trop morcelées (succession de scénettes décadentes dans Bleu presque transparent, ribambelle de personnages dans Lignes) pour un flux romanesque fluide et tendu. Reprenant ses thèmes fétiches (violence sexuelle, folie urbaine), il les inscrit dans une trame simple : un narrateur, à la personnalité fade, explore les obsessions des adeptes du sado-masochisme, jusqu’à la destruction de sa personnalité. Ryû Murakami réussit l’exploit de rendre prenante cette plongée dans un monde de plaisir (quel ennui, n’est-ce pas, la littérature érotique ?). Beaucoup de pages très réussies, notamment le final, en dépit de quelques longueurs et de passages approximatifs.

Extrait : « J’ai connu par exemple un inspecteur de police. Un homme très libéral, apprécié de ses collègues, le type qui donnait l’impression d’être une sorte de justicier, de protecteur de la veuve et de l’orphelin, si vous voyez ce que je veux dire. Pourtant, devant moi, c’était un homme qui ne pouvait jouir qu’en recevant sur le visage l’urine d’une femme de grande taille, froide, le type ennuyeux au possible. Mais laquelle des deux faces de sa personnalité était réelle ? Personne ne saura jamais le dire et ce n’est même pas la question à se poser. » (p219)

lundi 16 octobre 2006

Gabriel Garcia Marquez : Mémoire de mes putains tristes (Livre de Poche, 2006)



Le Prix Nobel colombien se livre à la réécriture d'un classique d'un autre prix Nobel, japonais cette fois : Les Belles Endormies, de Kawabata. Meme histoire d'un vieil homme qui paye pour passer la nuit avec une jeune et jolie vierge. Mais le charme nippon en moins, l'énergie burlesque en plus.

On pense aussi, immanquablement, à La bête qui meurt, de Philipp Roth, sur les amours juvéniles d'un professeur vieillissant.

Notre cher Marquez me paraît cependant le grand perdant de ce duel à trois : son texte est enlevé, certes, plein de verve, mais il n'a ni l'énergie primaire et dramatique de celui de Roth, ni l'émotion grave de celui de Kawabata. On a du mal à croire aux élans d'amour tardifs de ce vieillard libertin. Ce court roman s'achève sur des gesticulations rappellant le baroque des premières oeuvres, baroque dont Marquez tentait pourtant de s'affranchir...

Extrait : "L'année de mes quatre-vingt-dix ans, j'ai voulu m'offrir une folle nuit d'amour avec une adolescente vierge. Je me suis souvenu de Rosa Cabarcas, la patronne d'une maison close qui avait pour habitude de prévenir ses bons clients lorsqu'elle avait une nouveauté disponible. Je n'avais jamais succombé à une telle invitation ni à aucune de ses nombreuses tentations obscènes, mais elle ne croyait pas à la pureté de mes principes." (p9)

mardi 26 septembre 2006

Yasunari Kawabata : Les Belles Endormies (Livre de poche)



Un vieil homme paye pour voir dormir à ses côtés de jolies jeunes femmes nues. Comme toujours chez Kawabata, prose brève et délicate, et cet art de la saisie de sentiments profonds par la description de menus événements, de gestes anodins, d'objets discrets. Mine de rien, l'auteur aborde des thèmes beaucoup plus « virils » que ne laisserait attendre son atmosphère subtile : fascination pour la beauté, crudité des rapports sexuels, peur de la mort... Savant dosage d'élégance et de cruauté.

vendredi 15 septembre 2006

Tom Sharpe : Wilt 1 (10/18, 1998)



Il faut le reconnaître, il est très drôle ce portait d’un homme raté, complexé, humilié par sa femme et cherchant à l’assassiner après une nouvelle déconvenue sexuelle. On dirait une sorte de version rageuse, en négatif, des fameux romans américains mettant en scène un prof de fac fringant (Philipp Roth ayant porté le genre à sa perfection, notamment avec « La bête qui meurt »). Ici la détestation de soi, la honte et le relevé méthodique des médiocrités emportent la mise. Pas de la grande littérature, mais elle a d'indéniables vertus purgatives.

Extrait : « Pendant la fin de la causerie du Dr Mayfield, que suivit de près une grande discussion riche en arguments de toute nature, Wilt étudia les forages sur le chantier d’en face. Ce serait une cachette idéale pour un cadavre, et il y avait quelque chose de délectable à penser qu’Eva, si insupportable de son vivant, aurait à supporter une fois morte le poids d’un immeuble en béton de plusieurs étages. En plus, cela rendrait sa découverte hautement improbable. Quant à identifier le corps, c’était hors de question. Même Eva, qui pouvait se vanter d’avoir une solide constitution et une sacrée volonté, était incapable de défendre son identité contre un pieu de fondation. »

mercredi 30 août 2006

Kathy Acker : La vie enfantine de la tarentule noire, par la tarentule noire (Collection Désordres, éditions du Rocher, 2006)



Série de monologues hallucinés : des femmes laissent parler leur désir et leurs folies. Les temps se télescopent, les contradictions révèlent sursauts psychiques et tensions. La précision, l’énergie l’emportent et la poésie du recueil est indéniable.

Extrait :
« Je suis encore une enfant lorsque je vois mon père et ma mère traînés jusqu’à l’hospice des pauvres du quartier, j’erre seule dans les rues de la ville un vieil homme m’arrête me demande si j’ai besoin d’aide je m’enfuis un homme noir glisse sa main sous mon maillot de corps touche ma poitrine plate un fermier du coin m’engage comme servante. Trois années de merde il faut que je sois forte j’apprends vite. » (p19)