La littérature sous caféine


mercredi 13 juin 2007

Les viols sages de Steinbeck (ce Faulkner en moins rageur ?)



Frappants, les points communs entre les deux américains Steinbeck et Faulkner : description des mêmes zones et des mêmes périodes où la civilisation s’efface, tension dramatique croissante vers des crimes ou des viols, parfaite maîtrise du style et puissant souffle romanesque… Seulement Steinbeck reste toujours raisonnable et privilégie la clarté, l’efficacité narrative, la petite touche d’humour et d’humanité, tandis que Faulkner gonfle son inspiration, tiraille ses phrases, enroule l’intrigue sur elle-même, veut faire dans l’anthologie pour la moindre anecdote…

Je viens de finir un roman méconnu de Steinbeck, l’auteur de Tortilla Flat ou Des Souris et des Hommes : Les Naufragés de l’Autocar. Un groupe de gentils américains vit quelques heures de grande tension lorsque leur autocar tombe en rade dans le désert. Le roman s’ouvre par quelques brillantes pages de satire, s’embourbe au milieu dans de longs dialogues souvent insipides, et se clôt notamment par un « viol conjugal » dont Steinbeck fait une courte page, alors que Faulkner nous en aurait fait 200 feuillets, plongeant avec délice dans les infinies circonvolutions de la haine (j’ai en tête les pages sublimes de Lumière d’Août)…

« Elle ouvrit les yeux et lui sourit. M. Pritchard s’étendit vivement près d’elle et, soulevant le manteau de fourrure, se glissa dessous.
- Tu es fatiguée, mon ami, dit-elle. Elliott ! que fais-tu ? Elliott !
- La ferme ! entends-tu ? La ferme ! Tu es ma femme, non ? Est-ce qu’un homme n’a aucun droit sur sa femme ?
- Elliott ! Tu deviens fou ! On va… On va nous voir !
Prise de panique, elle luttait avec lui.
- Je ne te reconnais plus ! Elliott ! tu déchires ma robe !
- Et alors ! C’est moi qui l’ai payée ! J’en ai assez d’être traité comme un chien galeux !
Bernice sanglotait sans bruit, de crainte et d’horreur.
Lorsqu’il la quitta, elle pleura encore, le visage enfoui dans son manteau de fourrure. Peu à peu, ses larmes se calmèrent, elle se mit sur son séant et regarda vers l’entrée de la grotte. Ses yeux brillaient farouchement. Elle leva la main et posa ses ongles sur sa joue. Pour voir, elle les fit d’abord glisser une fois jusqu’à son menton, puis, se mordant la lèvre, elle se laboura la joue de haut en bas. Le sang suinta des égratignures. Elle tendis la min vers le sol, la souilla contre la terre et frotta ensuite la voue contre sa joue sanglante. Le sang filtra à travers la boue, ruissela le long de son cou et sur le col de sa blouse.
» (p342)

jeudi 7 juin 2007

Les Illisibles Chics (Joyce, Pynchon, Vollmann...)



Dernier cours à Sciences-Po. Pour finir en beauté j’ai chargé mon sac de quelques-uns des plus gros pavés de la littérature anglo-saxonne, comme l’Ulysse de Joyce que j’ai présenté comme le summum de l’illisible chic, et dont nous avons lu ce type de paragraphe, savamment obscur, délicieusement impénétrable :

« Inéluctacle modalité du visible : tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à travers mes yeux. Signatures de tout ce que je suis appelé à lire ici, frais et varech qu’apporte la vague, la marée qui monte, ce soulier rouilleux. Vert-pituite, bleu-argent, rouille : signes colorés. Limites du diaphane. Mais il ajoute : dans le corps. Donc il les connaissait corps avant de les connaître colorés. Comment ? En cognant sa caboche contre, parbleu. Doucement il était chauve et millionnaire, maestro di color che sanno. Limite du diaphane dans. Pourquoi dans ? Diaphane, adiaphane. Si on peut passer ses cinq doigts à travers, c’est une grille, sinon, une porte. Fermons les yeux pour voir. »

Une élève s’indignant : « A quoi sert d’écrire des livres qui ne seront pas lus ? », j’ai répondu qu’Ulysse n’était encore rien par rapport à Finnegans Wake, du même Joyce, et qu’il était même certainement plus apprécié que le pavé suivant de notre cours, le sublimement illisible Arc-en-ciel de la Gravité de Thomas Pynchon (dont j’avais d’ailleurs dévoré, pour le coup, le brillant V.). D'autres pavés circulaient dans les mains des étudiants, comme la magnifique Famille Royale de William Vollmann (et j’écris magnifique en pensant surtout à la couverture...).

J’ai conclu le cours en distribuant des copies, bien embarrassé de les avoir si peu annotées, n’ayant guère inscrit le plus souvent que « Très bon travail, 17/20 », déstabilisé par le niveau général des copies…

De même j’aurai eu globalement beaucoup plus de mal à retenir les prénoms des étudiants de Sciences-Po, car je n'aurai eu que très rarement besoin de les reprendre pour leurs bavardages...