La littérature sous caféine


mardi 1 avril 2025

L'humour pour contrer l'horreur

Coup sur coup je lis deux livres qui sourient pour faire pièce à l'horreur. Dans "Être sans destin", Imre Kertesz raconte les camps de la mort avec le ton d'un enfant qui s'étonne à peine du pire. Pérec dans "Quel petit vélo..." déjoue l'angoisse d'être envoyé à la guerre par une histoire burlesque dite avec désinvolture. C'est un humour subtil, une politesse extrême à l'égard du destin - on dit parfois que les gens drôles sont des gens tristes : il est vrai que j'ai peu de contre-exemples...

mardi 7 janvier 2025

Rebelles chics

J'aime beaucoup Sarah Kane et j'aime beaucoup la performance de Sophie Cadieux au théâtre de La Villette, mais c'est toujours assez drôle de voir combien "4:48 Psychose", cette pièce de la folie, de la rage, de la pulsion autodestructrice, est devenue l'une des pièces maîtresses du répertoire chic. Pour ce cri de révolte les moyens se multiplient, les mises en scène rivalisent de sophistication. Peut-être la bourgeoisie culturelle continue-t-elle à se penser rebelle ?

mercredi 11 décembre 2024

Triste Russie



Il y a les livres désespérés qui finissent par faire rire parce qu'ils sont énergiques (Schopenhauer, Houellebecq, Mirbeau). Et puis, il y a les livres vraiment tristes, les livres sordides. Curieusement, c'est souvent du côté de la Russie qu'ils me parviennent. Je me suis senti triste après "La supplication" (1983) du prix Nobel Svletana Alexievitch. Je suis sorti accablé du "Soleil des morts" (1923) d'Ivan Chmeliov, qui relate avec une curieuse douceur, un fatalisme déchirant, le fameux Holodomor en Crimée. La postface souligne combien les réfugiés n'ont pas reçu bon accueil en France, ce qui fait un curieux contraste avec la situation actuelle. A ne pas lire l'hiver..

mardi 14 novembre 2023

Kerouac, aller simple pour le vide

Curieux livre de fin de carrière, « Satori à Paris » (1966), où Kerouac paraît lassé de tout, nonchalant à l’excès, ivre dans la vie comme à la plume. Plein de verve et d’amertume, il raconte sa virée bretonne sur les pas d’un ancêtre mythique. Il n’a l’air de s’intéresser qu’à moitié à son enquête, ne trouve pas grand-chose, annonce un satori (révélation zen) qui ne vient jamais, repart de France avec des mots d’insulte à la bouche. Livre raté ? Témoignage virevoltant d’une sorte d’échec existentiel assumé ? Le personnage m’est sympathique jusque dans sa déchéance. Sa quête n’a pas abouti mais au moins en a-t-il engagé une.

« Il ne comprenait pas cela, que je boive tout de suite, sans rien manger, parce qu’il partage le secret des charmants dineurs français, - ils se précipitent dès le début sur les hors-d’œuvre et le pain, puis se plongent dans les entrées (et presque toujours sans boire la moindre gorgée de vin) et puis ils ralentissent l’allure, ils commencent à flâner, d’abord le vin pour se rincer la bouche, et puis la conversation, et enfin la seconde partie du repas, le vin, le dessert, le café ; moi, j’en suis incapable. »

lundi 18 septembre 2023

La plus vieille belle gueule

Je soupçonne Beckett de devoir une partie de son succès à sa belle gueule, à vrai dire la plus belle vieille gueule de la littérature... Le piquant dans cette affaire, c'est que ce physique hollywoodien cache un hallucinant désespoir glacé.

lundi 6 mars 2023

La véritable impuissance des hommes

Le succès foudroyant de la belle réédition chez Monsieur Toussaint Louverture l’année dernière de Blackwater (1983), le classique de Michael McDowell, m’a donné envie de le lire, et j’ai découvert une pépite fantastique, facile à lire mais à l’écriture élégante, flirtant avec l’horreur – une histoire de femme mystérieuse apparaissant après un déluge. Tout y est finement dessiné, sans délayage, donnant à rêver qu’il puisse exister un jour un Stephen King à la française.

J’y ai découvert aussi un texte étonnamment marqué par l’obsession de l’impuissance des hommes, dans le sens où leurs faux privilèges cacheraient une faiblesse par rapport aux femmes, plus intelligentes et manipulatrices. Sans doute l’auteur, homosexuel mort du Sida, par ailleurs scénariste de Beetlejuice, y a-t-il investi sa vision très personnelle des rapports hommes-femmes. Je serais curieux de savoir ce qu’il aurait à dire sur la notion si prisée aujourd’hui de patriarcat… 😊

« Voilà la plus grande méprise au sujet des hommes : parce qu’ils s’occupent d’argent, parce qu’ils peuvent embaucher quelqu’un et le licencier ensuite, parce qu’eux seuls remplissent des assemblées et sont élus au Congrès, tout le monde croit qu’ils ont du pouvoir. Or, les embauches et les licenciements, les achats de terres et les contrats de coupes, le processus complexe pour faire adopter un amendement constitutionnel – tout ça n’est qu’un écran de fumée. Ce n’est qu’un voile pour masquer la véritable impuissance des hommes dans l’existence. Ils contrôlent les lois mais, à bien y réfléchir, ils sont incapables de se contrôler eux-mêmes. (…) Parce qu’ils se complaisent dans leur pouvoir immense mais superficiel, les hommes n’ont jamais tenté de se connaître, contrairement aux femmes qui, du fait de l’adversité et de l’asservissement apparent, ont été forcées de comprendre le fonctionnement de leur cerveau et de leurs émotions. »

lundi 20 février 2023

Les Français, ces brutes



Le film « La couleur du ciel » (2019), librement inspiré de Lovecraft, s’ouvre par une scène où Nicolas Cage propose du cassoulet à ses enfants, ce qui leur arrache des cris d’horreur. « Un plat traditionnel français. – Une nourriture de ploucs ! » (Peasant, en VO).

Je ne pense pas que ce clin d’œil à la France soit incongru. Il y a en effet chez Lovecraft des références régulières aux quartiers français, par exemple dans « L’appel de Cthulhu ». On a vraiment l’impression que pour Lovecraft les Français représentent le chaînon manquant entre sauvages et civilisés. Je ne sais pas dans quelle mesure cela vient d’une expérience personnelle ou bien d’un cliché bien ancré dans la psyché américaine.

« Le 1er novembre 1907, la police de la Nouvelle-Orléans avait reçu un appel désespéré provenant de la région marécageuse au sud de la ville. Les squatters qui la peuplaient descendants des hommes de Lafitte, individus primitifs mais d’un bon naturel, se trouvaient en proie à une terreur panique, car une puissance inconnue s’était glissée parmi eux au cours de la nuit. Ce devait être le vaudou, affirmaient-ils, et un vaudou particulièrement terrible. »

mardi 6 décembre 2022

Trop de faits chez Kerouac ?

Dans « La Grande Librairie », Alice Zeniter reproche de manière assez drôle à Kerouac d’égrener les faits sans leur donner de corps. « Dean Moriarty m’ennuie, c’est un beauf, c’est un des types les plus sexistes que je connaisse, c’est un personnage qui n’a aucune profondeur… »

Pour ma part, je suis toujours ému par la lecture de Kerouac. Je vois cet homme s’agiter pour trouver un sens à sa vie, sans vraiment y parvenir – sauf par le biais de visions d’inspiration bouddhiste ou chrétienne, souvent désespérées. Le livre qu’il consacre à son frère simple d’esprit, mort prématurément, « Visions de Gérard », relève de la prière. On comprend tout ce que sa quête de joie doit à la stupeur devant un ciel trop vide. Ce sont des faits d’autant plus émouvants qu’ils sont précisément des faits purs, des faits accablants.

« La seule raison pour laquelle j’aie jamais écrit, j’ai repris mon souffle pour mordre en vain avec le style, ce grand aiguillon au crayon utilisable et indéfendable, c’est Gérard, c’est l’idéalisme, c’est Gérard, le héros religieux – « Ecrivez en honneur de sa mort » comme on dirait écrivez pour l’amour de Dieu) – car, par sa souffrance, les oiseaux furent sauvés, et aussi les chats et les souris, et cette famille, cette pauvre famille qui pleure, et ma mère qui a perdu toutes ses dents au cours des six terribles semaines qui ont précédé la mort de Gérard. » (Folio, page 166)