La littérature sous caféine


mercredi 29 février 2012

Les philosophes ne boivent pas


Driver : San Francisco - E3 2011 Trailer par Jeuxactu

1) A la Fnac, deux garçons de douze ans jouent simultanément sur deux consoles disposées côte à côte – pour l’un c’est Driver - San Francisco, pour l’autre Uncharted 3. Ils se ressemblent beaucoup dans leurs survêtements (sont-ils jumeaux ?), et ne sont pas loin d’être obèses. « Tu es en surpoids, toi. – Oh ta gueule, toi t’es obèse. – T’es en surpoids, sale chien. – Toi t’es obèse, crevard. – Ta mère, surpoids. – Obèse, bâtard de ta race. – En surpoids. – Obèse… »

2) Dans un bistrot au pied des Buttes Chaumont : « Qui vous a donné l’autorisation d’utiliser cette prise pour votre ordinateur ? – Euh… Personne. J’avoue, j’ai pris cette liberté. – Ce n’est pas des manières, ça, Monsieur. – Vous avez raison. Mais si vous me le permettez, je vous ferai remarquer qu’à Paris, partout ailleurs on laisse maintenant les clients utiliser les prises. Chez Starbucks, c’est même un des éléments de l’accueil. – Partout ailleurs dans Paris, peut-être. Mais ici, non. Les bonnes manières, voyez-vous. – Quinze ans de retard… »

3) Je me souviens que mon successeur à l’ambassade de Tokyo, pour le poste de responsable du livre au service culturel, il y a maintenant dix ans, avait décliné mon invitation à aller boire une bière au prétexte, avancé le plus sérieusement du monde, qu’il était philosophe (normalien, il suivait un cursus de philosophie) et que les philosophes ne boivent pas, car ils doivent toujours garder l’esprit clair.

En dépit de sa grande intelligence et de sa grande culture, en dépit même de ma propre incompétence à ce poste (je n’avais pas d’autre idée en tête à l’époque que de lire et d’écrire, fuyant toute sorte de responsabilité sociale), j’avais été atterré par la grande bêtise de son propos. Bizarrement, ce court épisode me revient souvent en mémoire. Sans doute représente-t-il à mes yeux comme un étalon de la pédanterie, un étalon des ressources infinies de l’idiotie sous les ors de la culture.

vendredi 17 février 2012

Dans la peau de Clark Kent



1) Au Vietnam, dans une rue populeuse où se pressent les touristes, je lutte tant bien que mal en terrasse contre une crise aiguë de sudation, sirotant des nouilles encore brûlantes et m’éventant le visage d’un journal plié en quatre. Un Américain que j’observais depuis un bout de temps, à l’autre bout de la terrasse, en compagnie de ce qui me semble être sa famille, une Vietnamienne et trois beaux enfants, croise mon regard et paraît estomaqué. Il fronce les sourcils, sourit, se lève et me rejoint. Me confond-il avec un autre ? Il me tend une main décidée : « Superman ? »

2) En marge d’une journée de conférences pour des étudiants de BTS Communication, deux élèves prennent prétexte de ce que déclare le conférencier sur la tendance française à faire appel à l’intellect plutôt qu’au cœur, pour apostropher quelques professeurs, dont moi-même, sur un ton plutôt dur : « Vous voyez, laissez parler vos sentiments ! Vous n’utilisez que votre cerveau ! » (Je gomme les approximations de langage). La personne à ma gauche se penche vers moi pour me dire, complice : « Ça doit être l’effet des lunettes à la Clark Kent… »

3) Il y a dix ans, déjà : j’entre dans un bistrot, un homme au visage fatigué penche un regard éteint sur une bière qu’il a du mal à finir. Négligemment, il se tourne vers l’entrée, croise mon regard et son visage s’illumine. Il se redresse, écarte les bras et s’exclame : « Bienvenu, Superman ! »

Je ne portais pas de lunettes à l’époque. Les années passant, on m’a moins comparé au super-héros américain. Jusqu’à ce que je me résolve à porter des Ray-Ban parce que ça devenait pénible de ne pas identifier les élèves en fond de classe. Et les remarques m’associant à Superman ont repris de plus belle – elles se sont précisées, cependant : j’étais bien le Clark Kent de la série, c’est-à-dire le Superman en tenue de travail avant qu’il n’endosse son costume rouge et bleu.

lundi 13 février 2012

La littérature comme fonction médicale

1) A des élèves que j’entraîne pour l’épreuve du Face-à-face aux concours d’entrée d’HEC : « Alors, si vous deviez trouver des arguments pour contrer celui qui défend la Révolution Française ? – Euh… La Révolution Française… Elle n'a pas donné ses idées au Front National ? – Oh là ! Je crois qu’il va falloir revoir certaines bases… »

2) Un homme allègre, dans un bistrot parisien :
« Un ice-tea chaud ! »

3) Parmi les phrases qu’il est désagréable d’entendre à propos de ses propres livres, outre le classique « Mais pourquoi donc écris-tu ce genre de roman ? », il existe celle-ci, non moins insidieuse : « Ça a dû te faire beaucoup de bien de l’écrire. »

Un peu comme si, à un ami qui vient de retrouver du travail, je disais : « Ça doit te faire du bien de pouvoir enfin gagner de l’argent et exercer du pouvoir sur des subalternes. » Ou, à une amie qui vient d’accoucher : « Ça doit te soulager, toi qui prenais conscience de la vacuité de ton existence. »