La littérature sous caféine


mercredi 26 novembre 2008

Soyons désinvoltes, n'ayons peur de rien (Autoportraits de Houellebecq et BHL en ennemis publics)



L'ouverture du livre est un coup de génie :

"Spécialiste des coups foireux et des pantalonnades médiatiques, vous déshonorez jusqu'aux chemises blanches que vous portez. Intime des puissants, baignant depuis l'enfance dans une richesse obscène, vous êtes emblématique de ce que certains magazines un peu bas de gamme comme Marianne continuent d'appeler la "gauche-caviar" (...). Philosophe sans pensée, mais non sans relations, vous êtes en outre l'auteur du film le plus ridicule de l'histoire du cinéma.

Nihiliste, réactionnaire, cynique, raciste et misogyne honteux : ce serait encore me faire trop d'honneur que de me ranger dans la peau ragoûtante famille des anarchistes de droite ; fondamentalement, je ne suis qu'un beauf. Auteur plat, sans style, je n'ai accédé à la notoriété littéraire que par suite d'une invraisemblable faute de goût commise, il y a quelques années, par des critiques déboussolées. Mes provocations poussives ont depuis, heureusement, fini par lasser
."

C'est ainsi que Houellebecq ouvre le feu dans cette correspondance avec BHL, publiée sous le titre Ennemis Publics et annoncée comme un des grands coups littéraires de cette rentrée. Maintenant on peut lire à peu près partout que les ventes ne sont pas à la hauteur des espérances (tirage de 150 000 pour des ventes qui n'atteignent pas encore les 40 000), et je ne vois d'ailleurs rien de bien étonnant là-dedans : j'ai été surpris qu'on table sur un immense succès pour ce genre de livre, surtout de la part de deux écrivains qu'on voit souvent et qui s'attirent de nombreux commentaires sur leur vie privée. Comment espérer susciter dans ces conditions de véritable curiosité ?

Pourtant je me suis jeté sur le volume, en bon fan de Houellebecq et en lecteur régulier de BHL. Je l'ai lu d'une traite, à la fois saisi par l'évidence de leurs proses respectives (style fluide et solennel de BHL, celui qu'il a dû se forger dans ses copies de philo de Khâgne, et plume toujours aussi délicieusement désinvolte et pince-sans-rire de Houellebecq, avec des touches de gravité parfaitement bien senties), et impatient de voir où le livre nous menait exactement.

La réponse est qu'il ne mène pas vraiment quelque part, le titre indiquant un thème, celui de l'hostilité que tous les deux s'attirent, auquel les deux auteurs ne consacrent qu'une poignée de pages. Il s'agit en fait pour eux de préciser leurs positions philosophiques respectives, et de faire le point sur quelques données biographiques parfois malmenées par la critique. Certaines pages sont savoureuses, par exemple quand Houellebecq précise son rapport à la France :

"Jamais je ne me suis senti de devoir, ni d'obligation, par rapport à la France, et le choix d'un pays de résidence a pour moi à peu près autant de résonance émotive que le choix d'un hôtel. Nous sommes de passage sur cette Terre, je l'ai maintenant parfaitement compris ; nous n'avons pas de racines, nous ne produisons pas de fruit. Notre mode d'existence, en résumé, est différent de celui des arbres. Cela dit j'aime beaucoup les arbres, je les aime même de plus en plus; mais je n'en suis pas un. Nous serions plutôt des pierres, lancées dans le vide, et aussi libres qu'elles ; ou, si l'on tient absolument à voir les choses du bon côté, nous serions un peu comme des comètes. (...)

Il se peut que je revienne un jour en France, et ce sera pour une raison très simple : j'en aurai assez de parler et de lire en anglais, dans ma vie quotidienne. Ca m'énerve un peu de manifester cet attachement à ma langue, je trouve que ça fait posture d'écrivain ; mais c'est la vérité. (...)

Il y a aussi ce qu'on pourrait appeler la France de Denis Tillinac - départementales et confit de canard. (...) Nous avons affaire à un très beau pays. Ces paysages ruraux, avec la subtile alliance de champs cultivés, de prairies et de bois. Les villages au milieu, la pierre des maisons, l'architecture des églises. Tout ceci changeant vite, en cinquante kilomètres on découvre une autre composition, tout aussi harmonieuse. C'est incroyablement beau, ce qu'ont réussi à faire, au cours des siècles, des générations de paysans anonymes
." (Extrait de Ennemis Publics, pp 122-124)

Mais le plus surprenant, le plus saillant reste bien la page d'ouverture... Quel est le degré de sincérité de ce double portrait qui doit ravir tous ceux que nos deux auteur exaspèrent ? Quelle part de jeu, de provocation ?

Ne fallait-il pas un vrai goût du risque pour que BHL laisse passer dès les premières lignes une satire aussi mordante ? Lui qu'on dépeint souvent comme un homme dépourvu d'humour fait preuve ici d'un détachement qui ressemble fort à un coup de poker, un pied de nez à toutes les moqueries. Le rêve aurait été que tout le livre soit de cet acabit...

dimanche 23 novembre 2008

Kant et Nietzsche sont dans une matrice... (Keanu Reeves et Badiou)



Je consomme beaucoup de films, toutes catégories confondues : films d'art et d'essai roumains, block-busters à l'américaine... Et je vais d'ailleurs voir à peu près tous les films considérés comme pur divertissement, toutes ces productions que l'on gonfle aux amphets, que l'on shoote au pitch...

(Cet été, je me suis d'ailleurs fait un plaisir d'aller voir tout ce qui passait en la matière, et la plus grande réussite me semble être un film passé quasiment inaperçu, Wanted)

Le plaisir en est physique, évidemment, mais pas seulement : les scénarios sont travaillés, beaucoup plus qu'on ne veut le dire, et me rappellent souvent les éblouissements que je pouvais connaître, adolescent, devant certains chef-d'oeuvres du roman de science-fiction, du roman d'aventures ou du roman policier.

Pas étonnant dans ces conditions que Matrix, inspiré d'ailleurs de classiques de la science-fiction comme ceux de Gibson, et saturé de références philosophiques et religieuses, ait donné lieu au très sérieux Matrix, machine philosophique, ouvrage collectif publié en 2004 chez Ellipse, contenant toute une série d'articles ayant pour ambition de décrypter les constructions philosophiques cachées par cet apparent film pour adolescents, en réalité véritable "film d'action intellectuel", comme le précise la quatrième de couverture.

On lira notamment avec intérêt l'article d'Alain Badiou, Dialectiques de la fable, distinguant trois archétypes dans le genre du film de Science-Fiction (Cube, EXistenZ et Matrix) et les rattachant à quelques-uns des plus grands penseurs de l'histoire de la philosophie. Badiou légitime de cette manière le plaisir que peut ressentir un lettré devant les smash hits du grand écran. Vu l'âge d'or des séries made in USA que nous vivons à l'heure actuelle, je ne m'étonnerais pas qu'un prochain volume décrypte pour nous les vertiges de la mauvaise foi sartrienne dans les tourments des naufragés de Lost, ou la présence obsédante du simulacre à la Baudrillard dans les aventures érotico-épiques des chirurgiens esthétiques de Nip/Tuck.

"Cube traite la question : qu'est-ce qu'un sujet, si la totalité du monde naturel lui est retirée ? Disons que cette enquête est kantienne, transcendantale : que se passe-t-il si on modifie de fond en comble les conditions minimales de l'expérience ? (...)
Matrix traite la question : qu'est-ce qu'un sujet qui lutte pour échapper à l'esclavage du semblant, lui-même forme subjectivée de l'esclavage biologique ? Ce programme est évidemment platonicien : comment sortir de la Caverne ?
EXistenZ traite la question : qu'est-ce qu'un sujet qui ne peut s'assurer, s'agissant du monde qui l'entoure, d'une clause ferme d'existence objective ? Qu'est-ce qu'en somme que le sujet de l'épochè transcendantale, de la suspension du jugement d'existence, au profit du seul flux de la conscience représentative
?" (Extrait de Matrix, Machine philosophique, p125)

dimanche 9 novembre 2008

Le plaisir de mettre des mots sur les intuitions (Zizek et la notion de "limite impossible")



A l'âge de vingt ans, j'étais obsédé par l'idée de "tension vers l'infini" : aidé en cela par quelques cours de statistiques en école de commerce, et par quelques lectures de philo mal digérées, j'avais en tête le schéma d'une courbe approchant, en asymptote, une limite horizontale (désignée sur le dessin ci-dessus par "y=3"). Cette courbe représentait pour moi la connaissance humaine élargissant constamment la masse de ce qu'elle connaît, s'approchant de plus en plus de l'infini de tout ce qu'il est possible de savoir, mais toujours incapable de faire le "saut vers l'infini" qui lui permettrait d'avoir un regard englobant.

C'était une intuition très abstraite, qui me paraissait généralisable pour beaucoup de choses, mais qui me rendait très insatisfait, car tous ceux à qui j'essayais de l'expliquer ne comprenaient pas vraiment où je voulais en venir, et je n'avais pas trouvé d'auteurs obnubilés par le même genre de problème. Je me suis fait à l'idée que j'avais donc en tête une sorte de figure géométrique obsessionnelle, sans fondement réel, un peu comme un schème esthétique fondamental qui me suivrait toute ma vie.

Et puis l'intérêt de la philosophie, parfois, c'est qu'un auteur vous explique ce que vous avez dans la tête, l'élargit, l'enrichit et le connecte à certains domaines du savoir... Je viens tout juste de l'expérimenter avec la lecture du dernier essai d'un philosophe que j'aime beaucoup, Slavoj Zizek, philosophe de culture lacanienne et marxiste (entre autres), qui s'est fait une spécialité de ces livres fourre-tout dans lesquels fusent les références, les raccourcis, les métaphores, pour un joyeux feu d'artifice conceptuel censé prendre l'époque à bras le corps.

Dans Fragile Absolu (Flammarion, 2008), je suis effectivement tombé sur de pleines pages développant cette idée de limite impossible. En plus de me donner un sacré coup de jeune (brutale réminiscence du bouillonnement intellectuel de mes vingt ans), ces développements lacano-mathématiques m'ont redonné de l'appétit pour concevoir d'autres figures abstraites, et lire parallèlement les auteurs qui pourraient leur donner un peu de poids conceptuel (Foucault, Lacan, Deleuze, une petite touche de Heidegger, tiens, pourquoi pas...).

"Les blagues sur le président croate Franjo Tudjman présentent en général une structure d'un certain intérêt pour la théorie lacanienne. Exemple : (...) Conscient des rumeurs selon lesquelles une grande partie des Croates sont dans la misère et le malheur, alors que lui et ses copains amassent des richesses colossales, Tudjman dit: "Et si je balançais un chèque d'un million de dollars par ce hublot pour rendre au moins un Croate heureux ?" Sa femme le flatte : "Mais Franjo, chéri, pourquoi ne pas balancer deux chèques d'un demi million de dollars chacun et faire ainsi le bonheur de deux Croates ?" Et sa soeur d'ajouter : "Et pourquoi pas quatre chèques d'un quart de million de dollars chacun pour faire quatre heureux ?" Et ainsi de suite, jusqu'à ce que son petit-fils (...) dise : "Mais, grand-papa, pourquoi tu ne te jetterais pas toi-même par le hublot, je suis sûr que ça rendrait heureux tous les Croates !" Tout est dit : l'illimité des signifiants se rapproche, par la division, de la limite impossible, comme Achille essayant de rattraper la tortue, jusqu'à ce que cette chaîne sans fin, prise dans la logique du "mauvais infini", se totalise, se close et se termine par la chute du corps dont le Réel est le sujet lui-même." (Extrait de Fragile Absolu)