A l'âge de vingt ans, j'étais obsédé par l'idée de "tension vers l'infini" : aidé en cela par quelques cours de statistiques en école de commerce, et par quelques lectures de philo mal digérées, j'avais en tête le schéma d'une courbe approchant, en asymptote, une limite horizontale (désignée sur le dessin ci-dessus par "y=3"). Cette courbe représentait pour moi la connaissance humaine élargissant constamment la masse de ce qu'elle connaît, s'approchant de plus en plus de l'infini de tout ce qu'il est possible de savoir, mais toujours incapable de faire le "saut vers l'infini" qui lui permettrait d'avoir un regard englobant.

C'était une intuition très abstraite, qui me paraissait généralisable pour beaucoup de choses, mais qui me rendait très insatisfait, car tous ceux à qui j'essayais de l'expliquer ne comprenaient pas vraiment où je voulais en venir, et je n'avais pas trouvé d'auteurs obnubilés par le même genre de problème. Je me suis fait à l'idée que j'avais donc en tête une sorte de figure géométrique obsessionnelle, sans fondement réel, un peu comme un schème esthétique fondamental qui me suivrait toute ma vie.

Et puis l'intérêt de la philosophie, parfois, c'est qu'un auteur vous explique ce que vous avez dans la tête, l'élargit, l'enrichit et le connecte à certains domaines du savoir... Je viens tout juste de l'expérimenter avec la lecture du dernier essai d'un philosophe que j'aime beaucoup, Slavoj Zizek, philosophe de culture lacanienne et marxiste (entre autres), qui s'est fait une spécialité de ces livres fourre-tout dans lesquels fusent les références, les raccourcis, les métaphores, pour un joyeux feu d'artifice conceptuel censé prendre l'époque à bras le corps.

Dans Fragile Absolu (Flammarion, 2008), je suis effectivement tombé sur de pleines pages développant cette idée de limite impossible. En plus de me donner un sacré coup de jeune (brutale réminiscence du bouillonnement intellectuel de mes vingt ans), ces développements lacano-mathématiques m'ont redonné de l'appétit pour concevoir d'autres figures abstraites, et lire parallèlement les auteurs qui pourraient leur donner un peu de poids conceptuel (Foucault, Lacan, Deleuze, une petite touche de Heidegger, tiens, pourquoi pas...).

"Les blagues sur le président croate Franjo Tudjman présentent en général une structure d'un certain intérêt pour la théorie lacanienne. Exemple : (...) Conscient des rumeurs selon lesquelles une grande partie des Croates sont dans la misère et le malheur, alors que lui et ses copains amassent des richesses colossales, Tudjman dit: "Et si je balançais un chèque d'un million de dollars par ce hublot pour rendre au moins un Croate heureux ?" Sa femme le flatte : "Mais Franjo, chéri, pourquoi ne pas balancer deux chèques d'un demi million de dollars chacun et faire ainsi le bonheur de deux Croates ?" Et sa soeur d'ajouter : "Et pourquoi pas quatre chèques d'un quart de million de dollars chacun pour faire quatre heureux ?" Et ainsi de suite, jusqu'à ce que son petit-fils (...) dise : "Mais, grand-papa, pourquoi tu ne te jetterais pas toi-même par le hublot, je suis sûr que ça rendrait heureux tous les Croates !" Tout est dit : l'illimité des signifiants se rapproche, par la division, de la limite impossible, comme Achille essayant de rattraper la tortue, jusqu'à ce que cette chaîne sans fin, prise dans la logique du "mauvais infini", se totalise, se close et se termine par la chute du corps dont le Réel est le sujet lui-même." (Extrait de Fragile Absolu)