Depuis qu'un jeune couple était venu me voir, au cours d'un salon littéraire, après mon intervention lors d'une table ronde, et m'avait dit quelque chose du genre : "On aime beaucoup les livres comme Dans l'enfer des tournantes, alors on va acheter votre Azima la rouge...", je m'étais promis de lire absolument ce témoignage, écrit par Samira Bellil, juste avant qu'elle ne rejoigne Ni Putes Ni Soumises.

C'est maintenant chose faite (j'ai lu Dans l'enfer des tournantes dans sa version Folio Documents de 2003), et je me dis que le jeune couple en question a dû être très déçu en lisant mon roman, car il fait pâle figure, en termes de sensations fortes, par rapport au témoignage de Samira Bellil : son livre est absolument terrifiant, dans un style franc et direct qui ne ménage jamais le lecteur. Il décrit en détail l'enfance dure de l'auteur auprès d'un père violent, puis la série de viols, puis les années d'errance, de défonce, de désespoir qui ont suivi...

C'est d'un réalisme saisissant, et c'est là qu'on perçoit toute la différence d'approche entre le documentaire et le roman : en tant que romancier, je ne pouvais évidemment pas me permettre une peinture aussi crue. C'était une question de décence, et de refus de la complaisance. Le propos d'Azima était de saisir ce qui se passe dans la tête d'une jeune femme qui subit ce genre d'outrage, et de comprendre les mécanismes qui poussent à commettre ce genre de crime, ou à les tolérer.

Certains lecteurs, certains journalistes n'ont déjà pas aimé que j'aborde ce thème, alors imaginez si j'avais fait le choix d'une version plus trash... De toutes façons, je n'en aurais même pas eu l'idée. Je me sentais tenu à une grande prudence, et à une grande exigence littéraire. Et puis comment le roman pourrait-il rivaliser, en termes d'impact émotionnel, et d'effet de réel, avec des témoignages à l'état brut comme celui de Samira Bellil ? A moins qu'il ne joue sur de tout autres ressorts, comme la poésie, la complexité narrative, le jeu sur les genres, etc... Un exercice auquel j'ai d'ailleurs essayé de me livrer, à mes risques et périls.

"Quant aux "filles à caves", aux petites amoureuses, après avoir été traitées comme des merdes, après avoir été humiliées, saccagées, détruites, après avoir été traînées dans la boue sans pitié par toute la cité, elles ont encore à faire face aux menaces des bandes contre lesquelles elles ont porté plainte. Menace de mettre le feu à leur appartement, menace de vengeance odieuse, meutrière parfois. Mais le plus fort, c'est que les violeurs se considèrent comme des victimes, ils sont les "héros" à plaindre, ceux qui sont sous les verrous, parce qu'ils ont été "donnés". Pourtant, si on leur demande ce qu'ils feraient si un gars violait leur petite soeur, ils répondent sans hésitation : "Je le flingue !" Elle n'est pas à se taper la tête contre les murs, cette logique ?" (Dans l'enfer des tournantes, p56)

Dans le passage suivant, Samira Bellil raconte les suites d'un autre viol, subi celui-ci sur une plage algérienne :

"C'est un cauchemar, ce n'est pas possible, personne donc ne m'aidera ? Je gueule ma rage et ma bonne foi. Le flic me ferme la bouche : "Allez, ça va comme ça, tu commences à nous pomper l'air !" Alors là, j'ai comme un flash, je comprends qu'il n'y aura pas de suite, que l'affaire s'arrête là. En effet, la plainte est classée tout de suite. Pourtant, quelques jours plus tard, on retrouve un couple d'amoureux assassinés: le garçon et la fille ont été violés, égorgés, éventrés, à l'endroit même où je me suis fait violer. Je n'ai plus jamais remis les pieds dans mon pays.
J'ai compris que dans ce pays (...), il n'y a aucune justice, car la police fonctionne au bakchich. J'avais déjà compris, dans les yeux du flic, que ce n'était pas la peine d'insister, qu'il n'y avait rien à espérer
." (p136)