La littérature sous caféine


mardi 9 septembre 2025

Pastis cul sec

Une punchline par phrase, ça fait beaucoup. Le livre en deviendrait presque illisible. Mais en fait « Carnes » (Pauvert, 2025) est aussi excessif que les réalités qu’il décrit : Marseille, les cagoles, les trans, les nudes, les dates, les marcheuses de Belleville, la jeunesse déglinguée des écoles d’art… Les premières pages, on est assommé. On renâcle, on s’agace. Et puis on se fait au rythme comme en état d’ébriété. Chaque page est un verre de pastis cul sec et sans eau – elle se déguste seule, sans prêter attention à l’intrigue. On dirait un best-of culotté de l’autrice, qui n’en est pourtant qu’à son premier roman. Quand on lira un jour ses « morceaux choisis », attention aux coups de traître du dernier shot.

« Aux Beaux-arts, la peur essaime comme un ciel d’automne vomissant ses colchiques, peur de soi en premier, peur des autres après, les autres arrivent toujours après. Les étudiants aiment le sexe mais étouffent ce qu’ils ont entre les jambes. (…) C’est cette femme seule en terrasse qui fouille dans les yeux de l’homme installé à sa droite pour voir s’il la mate, déçue, profondément triste, il ne la regarde pas, qui sait que si ça avait été le cas elle l’aurait traité de gros porc, qui veut tout, ne sait plus rien » (page 180).

Plaie

Les trolls sont une plaie du monde moderne mais une manne pour la littérature. Dans son deuxième livre « Trolls » (Unicité, 2025), Pierre Cormary s’attelle à décrire le phénomène avec la fougue qu’on lui connaît. Gravement harcelé pendant des mois, il rend la monnaie de sa pièce à ses agresseurs en révélant leurs actes. Refusant cependant la colère, il se livre à un exercice de mise en scène et s’exhibe en pauvre hère battant sa coulpe et reconnaissant ses tares. Comme s’il donnait raison à ses stalkers ! A moins que ce ne soit une façon de leur couper l’herbe sous le pied. Car ils se sont précisément acharnés sur lui parce qu’ils se moquaient de son goût pour l’autoflagellation. Ce que Rousseau a réussi dans le monde des Lettres, Cormary l’a raté dans le monde du net : ici, pas d’admiration pour ceux qui se plaignent. Alors, il en remet une couche, mais dans un livre cette fois-ci, c’est-à-dire en monde civilisé - façon de conjurer la meute. Et l’exercice fonctionne. Le livre se veut à la fois dénonciation de la veulerie et démontage des mécanismes qui favorisent le harcèlement, en premier lieu le penchant à s’exhiber. « Quand on donne aux autres le sentiment de ne pas avoir d’intimité, me dit un soir Abacus Chapelle avec humeur, on prend le risque d’attirer à soi tous les pervers qui rôdent » (page 96). Autant dire que le net regorge de candidats à la persécution.

Puis « Trolls » se mue naturellement en éloge du livre. « C’est la différence entre perdre un combat de boxe sur un ring et qui n’entame rien votre honneur et se faire aplatir par des camarades de classe sous le préau » (page 99). Les défauts de l’objet-livre font ses qualités. Puisqu’il circule moins, qu’il faut l’acheter, qu’il suppose un rapport réfléchi à la parole, il désigne un espace de dialogue plus sûr. Au fond, c’est le grand mea culpa de Cormary ; au lieu de prendre tous les risques sur le net, il aurait dû s’occuper plus tôt de la seule chose qui vaille, la littérature, et c’est sur le papier qu’elle exerce son empire.

En prime, quelques belles pages sur les nerds, le porno fasciste, l’enquête minutieuse pour confondre le chef de meute… Le tout clos par un essai de théodicée sur l’utilité des âmes damnées. « Grâce soit rendue ! Le résultat fut l’exact inverse de leurs exactions. Non seulement je pus les confondre mais qu’en fait de me détourner de la littérature, ils m’y mirent. » Quittez donc les écrans, fuyez ces trolls dont la condition même est l’impuissance.