Il y a une tristesse essentielle d’Aragon. Cette ironie, cette manière de croquer les atmosphères en gardant ses distances, ces personnages systématiquement rêveurs, fuyant vers d’autres réalités… Plume virtuose mais baladeuse. Aragon abuse de ses talents pour se dépenser à toutes sortes d’exercices et nous faire sentir comme il peut tout faire, comme rien ne lui résiste, comme la réalité se soumet à ses pouvoirs.

Le prix à payer pour cet art ébouriffant, c’est le sentiment que tout se vaut, que la réalité, aussi somptueuse soit-elle, est moins désirable que le rêve qu’elle suscite. Et ce rêve vous laisse toujours mélancolique, avec la méchante sensation de vous trouver au bord du chemin.

Son roman le plus célèbre, Aurélien, est souvent présenté comme « le plus beau de ses romans d’amour » : or je n’y vois pas, moi, le roman de l’amour, mais de l’amour impossible – impossible parce qu’irréalisable par nature, et presque indésirable : à la personne réelle de Bérénice, Aurélien semble préférable de se coltiner avec le rêve, les approches lointaines. Il ne cesse de pressentir combien il pourrait aimer Bérénice, mais l’aimera-t-il vraiment un jour ? Il l’aime comme un fantôme, et toutes leurs rencontres ont quelque chose d’un peu faux.

L’intrigue, en fin de compte, n’a pas un intérêt foudroyant : elle s’étire en digressions infinies. Les personnages en deviennent parfois agaçants. Quand l’auteur impressionne, en revanche, c’est pour les atmosphères, les portraits, le sens des formules – tout ce qui donne sa chair au roman. Comme cette belle page sur le Belleville de l’entre-deux guerres, cette page qui n’a pas pris une ride et qui me paraît pouvoir être reprise pour le Belleville d’aujourd’hui :

« Cette partie de Paris, avec son petit négoce délabré, la tristesse des étalages, les maisons lépreuses, déshonorés par des réclames si vieilles qu’on ne les voit plus, est un serrement de cœur pour les hommes qui ont l’habitude des quartiers de l’ouest, du cœur élégant de la capitale. Elle n’a pas le romantisme du Marais, les souvenirs historiques du quartier Saint-Honoré, le lyrisme de la place des Victoires. Il n’y a rien pour y sauver la rêverie. » (Aurélien, Folio page 178)

Quant aux longs paragraphes sur l’amour, ils ont souvent de la peine à convaincre : on dirait qu’Aragon n’y croit pas vraiment, et certaines phrases sonnent d’ailleurs comme un aveu :

« Il se dit qu’il ne pensait qu’à lui-même. Bérénice était un simple prétexte qui le ramenait toujours à ce miroir de l’imagination où il ne voyait qu’Aurélien, Aurélien et toujours Aurélien. Pourtant il aimait Bérénice. Il se le répétait. Il se disait avec ironie la phrase de Mme Duvigne : « Quand on n’a rien à faire, bien sûr ! » » (Aurélien page 237)

« En même temps, Aurélien retrouve l’estime de lui-même. Il vient de légitimer, mieux que d’excuser, sa vie. Cette flâne, cette irrésolution s’expliquent. Il attendait cette minute. Il lui fallait sa raison d’être. Il avait dû profondément savoir qu’un jour Bérénice viendrait… et elle est venue. » (page 220).