Despentes : "les hétéros s'emmerdent" par asi

Il n’est pas courant de rapprocher les œuvres de Despentes et d’Angot, mais je trouve qu’il y a dans le dernier Despentes, Apocalypse Bébé (Grasset, 2010), des accents que ne renierait sans doute pas l’auteur de L’Inceste. Je pense notamment aux meilleures pages de ce livre, à mon goût, celles qu’on pourrait définir comme relevant d’un certain réalisme social et dressant le portrait de personnes émouvantes par leurs défaites, leurs combats vains, leur difficulté à vivre.

Le tout premier paragraphe du roman, par exemple, donne le ton :

« Il n’y a pas si longtemps de ça, j’avais encore trente ans. Tout pouvait arriver. Il suffisait de faire les bons choix, au bon moment. Je changeais souvent de travail, mes contrats n’étaient pas renouvelés, je n’avais pas le temps de m’ennuyer. Je ne me plaignais pas de mon niveau de vie. J’habitais rarement seule. Les saisons s’enchaînaient façon paquets de bonbons : faciles à gober et colorés. J’ignore à quel moment la vie a cessé de me sourire. » (Apocalypse bébé, page 11)

J’ai trouvé très bonnes aussi les pages décrivant le parcours de François, dont la fille Valentine a disparu. (Il engagera des détectives pour la retrouver, notamment la Hyène, lesbienne brutale et charismatique ne reculant devant aucune méthode). François pourrait être présenté comme l’archétype du romancier courant après le succès, toute sa vie, sans jamais y parvenir :

« Il avait eu quelques petits succès, rien de vulgaire, rien de trop. Remarqué, mais pas de prix. Il n’avait pas trente ans, il était convaincu qu’un jour il aurait son Goncourt. Il ne doutait de rien. Il ne se doutait de rien. Il comptait les voix en rédigeant ses œuvres. Auteur Seuil, il avait été sur les listes, trois fois. Toujours raté. Toujours un autre. On lui disait que ça ne servait à rien de l’avoir trop jeune. Il le prenait avec panache. Il ignorait que c’était déjà ça, son heure de gloire, rien que ça. » (page 40)

C’est dans ces pages que je retrouve le ton d’Angot, du moins dans ses romans que je préfère, ceux que la critique accueille moins bien parce qu’ils sont plus classiques mais que je trouve plus forts pour cette raison, des romans qui décrivent des situations rudes mais avec un souffle, un sens du rythme parfaitement maîtrisés. Je pense notamment aux Désaxés.

Paradoxalement, les passages plus trash d’Apocalypse bébé m’impressionnent moins, peut-être parce qu’ils me font l’effet d’être plus « faciles » et qu’on a parfois du mal à y croire. La chute du roman, notamment, ne m’a pas convaincu. Cette scène de terrorisme, que Despentes a manifestement éprouvé du plaisir à écrire, fait trop penser à la fin de Plateforme, de Houellebecq, et ne souffre pas la comparaison avec un autre maître du genre, DeLillo, qui a véritablement posé les bases de la « littérature sur le terrorisme ».

La partie consacrée à Yacine, un personnage secondaire qui croise le chemin de Valentine, est d’une violence surprenante, malgré tout, et renvoie mes maigres digressions sur le sujet, dans Azima la rouge, au rang de littérature pour curés de campagne.

« Il se demande qu’est-ce qu’elles foutent les mères, pendant ce temps. Encore en train de se peindre la face, elles ne savent même pas se maquiller, tant qu’à être des putes elles pourraient au moins faire un effort, apprendre à s’arranger. Mais même ça, être des salopes correctes, c’est au-delà de leur force. Torcher leurs gosses, c’est trop leur demander, être belles, c’est trop leur demander. Elles ne savent rien foutre. Et celles qui se mettent en mode foulard ne valent pas mieux que les autres. Elles friment tout ce qu’elles veulent à la sortie des écoles, la bande à Dark Vador, jamais ça ne fera d’elles de bonnes croyantes. Rentrées chez elles, elles sont des chiennes, des feignasses et des ignorantes. Pas étonnant que plus tard les gamins deviennent les racailles qu’il croise tous les jours. Sa mère à lui ne les a jamais laissés traîner toute la journée dans les escaliers. Chez lui, ça ne se passait pas comme ça. Même s’il n’y avait pas de bonhomme à la maison, elle sortait le ceinturon et personne ne mouftait. Maintenant, il est un homme, si quelqu’un sort le ceinturon, c’est lui. »

Mon passage préféré dans le roman développe une idée à laquelle je suis très sensible depuis longtemps, une idée qu’il m’est arrivé d’évoquer d’ailleurs sur ce blog, l’idée que le remords, au fond, n’existe pas… C’est vraiment ce genre de page qui donne toute sa force aux œuvres de Despentes.

« Hors les romans, elle n’a jamais vu de criminel en larmes demandant sincèrement pardon. Les histoires se ressemblaient toutes : le coupable se souvient de l’humiliation, la blessure, la terreur qui a présidé à sa décision de tuer. Ce qu’on lui a fait, à lui. Puis il y a un trou, dans sa narration. Il raconte, juste ensuite, l’injustice du traitement qu’on lui inflige, quand on le cherche pour le faire payer. Personne n’a jamais rien fait de mal. Cet espace du réel où il a tué, torturé, massacré n’existe que pour la victime, si elle a survécu au drame. Ceux qui exprimaient des remords, c’était toujours dans l’espoir d’adoucir la décision du tribunal. » (page 227)