La littérature sous caféine


mardi 29 novembre 2016

"Pourquoi tout le monde parle des petits Blancs" (Thomas Mahler, Le point, 17.11.16)

« L'Amérique les nomme hillbillies, rednecks ou white trash. Moi, je les appelle voisins, amis et famille. » Phénomène éditorial de ces derniers mois aux États-Unis, l'émouvant Hillbilly Elegy raconte l'enfance de J. D. Vance chez les « péquenots blancs » du Kentucky et de l'Ohio. Après être passé par les marines, l'auteur, aujourd'hui âgé de 31 ans, a intégré la prestigieuse université de Yale et est devenu investisseur dans la Silicon Valley. Mais, à l'image d'un Édouard Louis, ce transfuge de classe se souvient des siens et de son enfance chaotique dans une autobiographie qui est avant tout le portrait d'un « groupe en crise ». Avec empathie mais sans complaisance, J. D. Vance décrit la crise des valeurs, les addictions (alcool et drogues), la peur du déclin, le fatalisme social et la méfiance absolue envers les élites qui font de cette classe la plus pessimiste, de loin, aux États-Unis. « Bien plus de la moitié des Noirs, Latinos et Blancs ayant fait des études s'attendent à ce que leurs enfants réussissent mieux qu'eux. Mais parmi les classes populaires blanches, seuls 44 % partagent cet espoir. Encore plus surprenant, 42 % de ces Blancs pensent que leur vie est moins prospère que celles de leurs parents », écrit-il.

C'est cette Amérique, et notamment celle de la Rust Belt (une partie du nord-est des Etats-Unis) abritant les « reliques de la gloire industrielle américaine », qui aurait propulsé Trump à la Maison-Blanche, enterrant l'Amérique post-raciale de Barack Obama. Un véritable « whitelash » ou « retour de bâton blanc », selon l'expression d'un chroniqueur de CNN devenue virale. Dès le lendemain de l'élection, Hillbilly Elegy s'est à nouveau hissé en tête des ventes sur Amazon, confirmant la critique prophétique de The Economist : « Vous ne lirez pas un livre plus important cette année sur l'Amérique. » « Trump a bien cerné cet électorat, en tapant à la fois sur la classe politique et en proposant un refuge identitaire face à l'immigration », décrypte Corentin Sellin, agrégé d'histoire et auteur d'une analyse clairvoyante pour l'Ifri (Institut français des relations internationales) sur le vote de la classe ouvrière blanche. « Et en plus, Trump s'est affranchi du politiquement correct et des règles de bienséance que cette working class juge imposés par les élites. »

L'américaniste Sylvie Laurent a consacré un livre, Poor White Trash, à l'archétype de la « raclure blanche » qui traverse la littérature (William Faulkner, Harper Lee), le cinéma (John Boorman) ou la musique (Eminem) US. Elle se méfie des discours hâtifs qui veulent que les petits Blancs aient couronné Trump. « La figure du petit Blanc est un mythe, ça ne correspond pas à une réalité sociologique. Les salaires les plus faibles aux États-Unis ont majoritairement voté pour Clinton. Les supporteurs de Trump, ce sont les classes moyennes blanches qui stagnent et ont peur de la relégation. Ceux-là s'identifient à cette figure du petit Blanc, dans le sens où ils appartiennent à une culture dominante qui a l'impression qu'elle va perdre son statut de norme. » « Le groupe social-racial qui pense qu'il ne pourra plus vivre le rêve américain, c'est la classe populaire blanche, ce ne sont pas les plus pauvres qui sont afro-américains », confirme Corentin Sellin. « Ils ont une lecture mythifiée du passé et déformée du présent. Aujourd'hui, il y a certes une vraie Amérique très pauvre, white trash, comme chez les Blancs ruraux de la région minière des Appalaches. Là-bas, Trump y a fait des scores de dictateurs à plus de 80 % des voix. Sauf que ce sont des régions extrêmement peu peuplées. Ce n'est pas cette Amérique miséreuse qui a été la clé des élections, mais la classe moyenne blanche, où le discours de Trump a trouvé un écho important. Il a réussi à séduire sur une peur. Ce n'est pas forcément un déclassement vécu, mais craint pour les générations futures ».

Sous-entendus racistes

Si les États-Unis, nation d'immigration, se sont fondés sur les statistiques ethniques, le sujet a longtemps été un tabou dans une France se fantasmant en République indivisible. En 2013, c'est non sans hésitation que l'écrivain Aymeric Patricot publiait le précurseur Les Petits Blancs. Un voyage dans la France d'en bas (Plein Jour), où il partait à la rencontre de l'ouvrier d'Hénin-Beaumont, du paysan normand se sentant comme un « bouseux » quand il est de passage en ville ou des « visages pâles » en banlieue. Un livre sensible, sans caricatures, traversé par cette question : une conscience raciale se substituerait-elle à la conscience de classe ? Aymeric Patricot, de tendance sociale-démocrate, se souvient aujourd'hui de la gêne de certains médias. « Un mois après la publication, j'ai eu un entretien de deux heures avec Le Monde. La journaliste m'a dit : « Vous avez osé franchir le Rubicon. » Mais deux jours après, elle m'a rappelé pour me prévenir que la direction ne souhaitait pas en parler… À l'extrême gauche, tout est résumé par la question sociale. À l'extrême droite, tout est culturel et ethnique. Les partis modérés devraient aborder les deux questions. »

Pourquoi ce terme de « petits Blancs » ? « Hillbillies et rednecks peuvent se traduire par bouseux ou péquenots. Mais white trash n'a pas d'équivalent chez nous. Le meilleur, je pense, c'est petits Blancs, qui est plus doux. Ce qui m'a convaincu, c'est qu'il est largement utilisé en banlieue. » Prof en région parisienne pendant dix ans, Aymeric Patricot raconte avoir lui-même pris conscience de sa couleur de peau en salle de classe. « Pour paraphraser Beauvoir, on ne naît pas blanc, on le devient. Quand les Blancs représentent 95 % dans un pays, on ne se pose pas la question. Mais, en banlieue, quand vous avez seulement trois élèves blancs, on ne parle que de ça. Ce n'était d'ailleurs pas agressif, ça permettait au contraire d'apaiser les tensions. »

Depuis l'enquête d'Aymeric Patricot, l'expression a fait florès. Dans La France périphérique (Flammarion), le géographe Christophe Guilluy explique que « désormais, les politiques peuvent aussi prendre en compte une communauté qui n'existe pas, celle des petits Blancs. Officiellement, cet ensemble n'existe pas, puisque les Blancs ne sont pas une catégorie, mais les politiques sont conscients du poids électoral potentiellement majoritaire de ces catégories populaires d'origine française ou d'immigration ancienne. » Patrick Buisson ne l'a pas attendu. Dans La Cause du peuple (Perrin), il décrit comment en 2007 il a abreuvé le candidat Sarkozy d'études pour lui faire entendre « la voix du white trash » : « Ouvriers menacés par le déménagement de leur usine, techniciens déclassés, artisans et agriculteurs au bord de la faillite ou du suicide, mères célibataires surendettées, petits employés et néoprolétaires du tertiaire, précaires et temps partiels, il y avait là un éventail à peu près complet des gueules cassées de la mondialisation, dont les fameux petits Blancs et autres souchiens suivant la taxinomie établie par les médias. »

Aux États-Unis, l'électorat populaire blanc, traditionnellement démocrate, a commencé à émigrer vers les républicains à partir de la fin des années 1960, à la suite des luttes pour les droits civiques. « Nixon met en place la stratégie sudiste en envoyant des messages codés sur le fait qu'on va faire une politique économique et culturelle pour eux », rappelle Sylvie Laurent. « Il y a ainsi eu des sous-entendus racistes avec la critique des politiques de redistribution ou en répandant l'idée que les travailleurs blancs, eux, ne demandent pas d'assistance sociale. On ne le dit pas clairement, mais tout le monde comprend le message. » Longtemps, sur le plan de l'économie, il y a eu une convergence entre l'élite républicaine et la classe populaire blanche autour du libéralisme et du « moins d'impôts ». « Tant que l'Amérique était dominante, la classe populaire blanche était favorable au libre-échange, car il y avait l'idée qu'elle en sortirait gagnante. Mais, désormais, elle pense qu'en bas l'ouvrier mexicain lui pique les emplois et qu'en haut la multinationale chinoise est responsable des délocalisations. » Contrairement au millionnaire Mitt Romney qui avait un programme libéral classique, le milliardaire Trump a ainsi habilement surfé sur le protectionnisme.

« Ce qu'elle leur reprochait, c'est d'être laids »

En France, le divorce entre la gauche et ces « petits Blancs » daterait des années 1980. « Le petit peuple avait voté pour Mitterrand. Trente ans après, la séparation avec le PS est totale. La gauche s'est choisi un nouveau héros, l'immigré, elle s'est embourgeoisée culturellement et le coup de grâce a été porté en 2011 avec la fameuse note de Terra Nova estimant que le PS doit se baser sur une « France de demain, plus jeune, plus diverse, plus féminisée » », assure Aymeric Patricot. Conséquence : « Les petits Blancs sont trop blancs pour la gauche et trop pauvres pour la droite. » Les « sans-dents » de François Hollande n'ont pas arrangé les choses. « C'est un cliché sur les dents des pauvres Blancs. Il ne se rend même pas compte de son mépris social », estime Patricot. Mais le PS n'a pas le monopole des préjugés. Un Patrick Buisson vengeur raconte ainsi comment la première dame Carla Bruni était obsédée par les « ploucs » et « péquenots » : « Il s'agissait d'une appellation générique qui, dans son esprit, recouvrait différentes populations, dont le dénominateur commun était de partager des goûts pathétiques, des mœurs archaïques, ainsi qu'un regrettable attachement à leurs racines. À l'intersection des inquiétants « petits Blancs » et des caricatures sorties de l'imaginaire bienveillant de la gauche, les « ploucs » ne pouvaient cependant être rangés dans la sous-catégorie définie par Philippe Muray sous le terme de « ploucs émissaires ». Car la ploucophobie de Mme Bruni n'était en rien vindicative. N'ayant pas eu à se déprendre du messianisme prolétarien, elle ne partageait pas cette détestation libératrice du peuple-classe comme du peuple-nation, ce racisme anti-pauvres si répandu parmi les élites progressistes. Elle était simplement navrée que tant de Français fussent restés tributaires de l'instinctuel, du pulsionnel, du tribal. Elle ne leur en voulait même pas d'être les surgeons d'une longue histoire un peu trop chrétienne, un peu trop patriotique à son goût. Non, ce qu'elle leur reprochait, c'était d'être laids. »

Après la victoire Trump, les appels du pied envers ces « petits Blancs » qui n'ont aucune existence officielle dans les sondages devraient se multiplier. Marine Le Pen a été la première à saluer sa victoire sur Twitter, Nicolas Sarkozy se dit fier d'un électorat qualifié de « plouc » et le pourtant rocardien Manuel Valls s'est soudain souvenu qu'il « y a encore une majorité d'ouvriers et d'employés en France », expliquant qu'« il n'y a pas de mondialisation heureuse ou naïve »… Reste cette question essentielle : en ethnicisant le peuple, ne met-on pas encore plus en berne l'idéal républicain ? Pour Aymeric Patricot, le communautarisme est une réalité inévitable dans une société métissée : « Les universalistes nient ça. Mais plus les pays sont divers, plus les questions des races et communautés se posent. En Afrique du Sud, au Brésil ou aux États-Unis, c'est obsessionnel. Peut-être que, dans cent ans, on aura dépassé ça. Mais, en France, on découvre ça. C'est naïf ou hypocrite de penser que les gens ne vont pas se reconnaître en communautés. On ne peut pas à la fois vouloir la diversité et refuser d'en parler. Il faut nommer les choses sans agressivité et de manière apaisée. » Et comment s'adresser à ces petits Blancs sans verser dans le populisme nauséabond et jouer sur la concurrence communautariste ? Consulté tel un oracle par les médias américains désemparés de se découvrir si coupés d'une Amérique rurale, J. D. Vance avance plusieurs pistes. Il préconise une hausse des salaires comme l'incitation à la mobilité des travailleurs. Mais l'effort devra avant tout être culturel et pédagogique envers une population « socialement plus isolée que jamais ». Il faudrait, selon lui, la responsabiliser en ne la confortant pas dans l'idée fataliste que tout est de la faute « des politiques ou de multinationales sans visages ». De ce point de vue, Clinton et Trump ont été, aux deux extrémités, les pires des exemples. La première a affiché son mépris en qualifiant la moitié des partisans de son adversaire de « ramassis de gens pitoyables ». L'autre a, selon J. D. Vance, vu « ce qu'il y a de pire dans l'humain et a encouragé le pire chez les gens. » Aux politiques français de trouver le juste milieu...

lundi 21 novembre 2016

"Ils ont bon dos, les petits Blancs!" (Figarovox, 14/11/2016)

Une tribune sur le site du Figaro pour dire mon agacement à propos du traitement subi par mon livre, au regard de l'actualité.

"Ils ont bon dos, les petits Blancs !

En 2013, une journaliste d’un grand quotidien de référence m’appelait pour me dire tout le bien qu’elle pensait du livre Les petits Blancs. « Vous avez franchi le Rubicon », m’a-t-elle dit, signifiant que j’avais eu le cran de mettre des mots sur une réalité dont personne ne parlait, non pas forcément d’ailleurs pour prendre la défense de cette population mais pour aborder le thème, tout simplement. Le lendemain, elle me laissait un message pour m’annoncer que la rédaction faisait finalement le choix de ne pas en parler. Il était sous-entendu qu’une telle expression « faisait le jeu du Front national », selon la formule aujourd’hui consacrée.

Trois ans plus tard, le même quotidien publie un article de Guy Sorman à propos de la victoire de Trump intitulé : « La revanche des petits Blancs ». Je suppose que l’expression s’est banalisée et que l’auteur ne sait même pas qu’il existe un livre sur le sujet… Après tout, les rédactions évoluent vite, les idées aussi. L’actualité rend indispensable l’utilisation de mots que l’on trouvait gênants peu de temps auparavant. Malgré tout, l’épisode me paraît symptomatique.

Avant l’élection de Trump, la plupart des journaux dits sérieux se pinçaient effectivement le nez pour évoquer l’électorat potentiel du populiste américain, étouffant ceux qui pouvaient se contenter de les décrire et n’utilisant que les insultes et le mépris pour parler d’eux. Après l’élection, rien n’a vraiment changé. Certes, l’expression « petits Blancs » fait florès – je définis ces gens-là comme des « Blancs pauvres prenant conscience de leur couleur de peau dans un contexte de métissage ». On la lit dans une bonne moitié des articles consacrés à Trump. Mais elle est toujours utilisée avec des pincettes, et avec cet air de dégoût devant la saleté supposée de cette catégorie sociale. Après l’omerta, la diffamation : techniques que l’on n’imagine pourtant pas être l’apanage d’organes clés du dispositif libéral actuel.

Il est sans doute ridicule de parler des médias en général pour leur jeter l’opprobre. Mais il est certain que le gouffre entre une certaine sphère médiatique chic et le commun des mortels est devenu béant. Qu’on en juge par deux anecdotes. Tout d’abord, dès le lendemain de l’élection de Trump, le philosophe qui avait prédit le Non au Brexit puis le Non à Trump – un philosophe utilisant d’ailleurs l’expression de « petit Blancs » mais uniquement pour insulter – était invité sur le plateau de France Info pour livrer ses nouvelles analyses. Personne n’eut même l’idée de mettre en doute la pertinence de ses points de vue. Deux jours plus tard, ensuite, les mêmes journalistes s’effrayaient à l’idée du biais que les réseaux sociaux avaient pu produire dans la campagne électorale américaine. Un comble ! Le biais n’était-il pas précisément inscrit dans le système médiatique lui-même, aveuglé par son soutien massif, tout pétri de bonne foi, tout pétri d’arrogance, pour une Clinton qui a certes ses qualités mais qui, enfin, ne mérite sans doute pas que 90 % de la presse lui déclare son amour ?

Au fond, de nombreux médias ne croient plus en la démocratie… L’un des grands principes de celle-ci est à la fois la liberté des débats, dont on espère qu’il sortira quelque chose approchant de la vérité, et l’acceptation du processus électoral, dont les règles claires, acceptées par tous, garantissent la paix dans le pays. Qu’on s’entende bien : il ne s’agit pas ici de défendre Donald Trump lui-même, mais bien l’idée que, dans une démocratie plus fragile qu’on ne le croit souvent, il n’est d’aucune utilité d’insulter une partie si considérable des électeurs ni surtout de s’insurger contre le résultat d’un vote. Ceux que l’on pourrait blâmer, à la rigueur, ce sont tous ceux qui, jusqu’au dernier instant précédant le vote, se sont crus détenteurs d’une vérité sublime, trop lumineuse pour être soumise au jugement de qui que ce soit."

vendredi 26 août 2016

Nicolas Sarkozy découvre les petits Blancs

Marianne révèle dans cet article que Nicolas Sarkozy, pour cette nouvelle campagne, s’est trouvé une cible électorale de choix : les petits Blancs. C’était précisément l’une des thèses des « Petits Blancs » (2013). Selon moi, les partis traditionnels avaient tout intérêt, comme l’avait compris Obama lors de sa première campagne, d’intégrer dans leurs discours la frange marginalisée de la population blanche plutôt que de l’abandonner aux partis d’extrême-droite. Sarkozy le fait maintenant, mais des partis de gauche auraient tout aussi bien pu l’imiter. Rendez-vous pour le test grandeur nature dans quelques mois…

"Pendant de longs mois, une conviction a mu l’équipe sarkozyste : il fallait le moins de votants possibles à la primaire de la droite et du centre. Pour que seul le noyau dur du parti, le « fond de cuve », comme on dit joliment Rue de Vaugirard, réputé le plus acquis à l’ancien chef de l’Etat se déplace dans les 10 000 bureaux de vote disséminés sur le territoire français les 20 et 27 novembre prochains. Làs, les sondages l’ont montré : la primaire, processus de désignation inédit pour la droite française, emprunté au parti socialiste, attire avant tout les CSP +, cette droite des affaires ou patrimoniale séduite par le programme ultra-libéral de François Fillon ou la modération affichée d’un Alain Juppé. Machine arrière toute.

Pour l’emporter, Nicolas Sarkozy sait désormais qu’il doit surmobiliser les catégories populaires, attirer par exemple le plus possible d’anciens électeurs de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle 2012. Attendu dans les librairies le mercredi 24 août, le nouveau livre de Nicolas Sarkozy Tout pour la France (Plon), fait dans un premier temps office de véhicule pour la candidature à sa présidentielle. Mais dans le fond, il est entièrement destiné à ce public particulier. Issu des classes populaires ou de la classe moyenne paupérisée. Mais aussi les « Petits Blancs », selon le terme importé en France en 2014 par Aymeric Patricot, professeur en banlieue parisienne dans un ouvrage éponyme.

« Petits Blancs », ou « un blanc pauvre prenant conscience de sa couleur dans un contexte de métissage et se découvrant aussi misérable que les minorités tenues pour être a priori moins bien traitées que lui », selon la définition de ce chercheur passé par l’EHESS. Ces catégories à qui Laurent Wauquiez désormais patron de Les Républicains faisait un grossier clin d’œil sous le quinquennat précédent en évoquant le « cancer de l’assistanat ». A l’époque, en privé, le ministre assurait qu’il s’appuyait sur des tensions relevées dans sa ville, le Puy-en-Velay entre travailleurs pauvres blancs et leurs voisins, d’origine immigrée s’accommodant selon lui des diverses allocations versées par l’Etat.

C’est aux premiers que Nicolas Sarkozy s’adresse quand il fustige « l’identité heureuse » défendue par Alain Juppé. « Il n’y a pas d’identité nationale heureuse quand la politique menée conduit à ce qu’il n’y ait plus qu’une seule France, mais une agrégation de communautés, d’identités particulières », écrit-il. Quand il assure qu’il faut « mettre fin à la situation dans laquelle le travail paye moins que les revenus de l’assistance ». Mais à eux également qu’il promet « la société du plein emploi ».

Le chapitre le plus controversé de l’ouvrage et construit pour résonner dans les médias, « le défi de l’identité », leur est aussi clairement destiné. « L’identité d’un pays n’est rien moins que le ciment de son unité. Moins on détient de patrimoine ou de biens matériels et plus on y est attaché. Car, en définitive, c’est la seule chose qui reste quand on ne possède rien », lance-t-il. Plus loin, il évoque « l’immigration de masse » : « Nos procédures d’intégration sont frappées d’une embolie compète depuis que nous avons été submergés par le nombre », « Dans certains de nos quartiers, les habitants ont parfois le sentiment de ne plus être en France ».

Pour complaire à cet électorat, Nicolas Sarkozy promet donc « un nouveau pacte d’assimilation » avec report à 10 ans (contre 5 aujourd’hui) de la durée de résidence sur le territoire national dans le but d’obtenir la nationalité française. Il réclame également un délai de 5 ans « avant qu’un étranger puisse bénéficier en France d’une allocation sociale non contributive ». Comme il l’avait confié à Valeurs actuelles cet été, il confirme qu’il veut faire « évoluer le droit du sol », et assure aussi qu’il veut « restreindre les conditions du regroupement familial » qui menacerait selon lui « notre cohésion sociale et nationale ». Une victoire à la primaire de la droite et du centre vaut bien selon lui cette entaille dans le droit européen
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Soazig Quéméner, Marianne, le 23 août 2016"

lundi 25 juillet 2016

Les classes moyennes vont-elles disparaître ?

"Manifeste en faveur des classes moyennes", co-écrit avec Fabien Verdier, secrétaire nationale du Parti socialiste chargé du pôle "Production et répartition des richesses", sur le site du Huffington Post:

"Nous avons longtemps supposé que les classes moyennes étaient privilégiées et qu'elles devaient constituer la cible principale d'une politique fiscale exigeante. Or, force est de constater qu'elles sont en voie de paupérisation. Menacées par le déclassement, elles vivent de plus en plus mal la baisse de leur qualité de vie. A ce propos, nous entendons beaucoup cette phrase: "On paye toujours plus, mais on ne reçoit rien." Ce sentiment d'injustice fait des ravages dans un électorat pourtant enclin à voter à gauche. Le Parti socialiste, dont l'ambition a toujours été d'apporter son soutien à ceux qui souffrent, devrait tenir un discours fort en direction de ces classes-là.

Le problème est à la fois de nature économique (chômage, intérim, temps partiel subi, lourde imposition, perte de mobilité, crainte du déclassement...) et de nature identitaire, dimension dont la gauche a du mal à s'emparer: cela concerne autant les tensions liées au multiculturalisme que les mutations du monde rural ou encore les fortes difficultés liées au logement (coût des loyers, éloignement des pôles urbains...). Un tiers des Français sont "à l'euro près" en termes de dépenses lorsqu'ils vont faire leurs courses dans un supermarché!

Ainsi les classes moyennes commencent-elles à se sentir exclues des considérations politiques. A propos des questions culturelles, elles se déportent de plus en plus vers l'extrême droite (plus de 30% des inscrits) ou l'abstention (près des 40% des inscrits aux dernières élections régionales). A propos des questions économiques, elles éprouvent le sentiment de payer trop d'impôts et de ne pas bénéficier des aides publiques (municipales, départementales, régionales, nationales...).

Quant aux classes populaires censées être l'objet exclusif des attentions du Parti socialiste, elles ne se réduisent pas aux minorités ethniques comme beaucoup ont été tentés de le croire. Il est temps de considérer qu'il existe d'autres classes paupérisées -ouvriers, artisans, monde paysan- non exclusivement issues de l'immigration. Il ne s'agit certes pas d'opposer "petits Blancs" et enfants d'immigrés. Les deux groupes, aux frontières d'ailleurs floues, ayant chacun des raisons légitimes de protester. Mais plusieurs campagnes de communication ont laissé croire que les Blancs pauvres ne subissaient jamais de violences ni de discriminations. Mis en position d'accusés, ils se détournent naturellement d'un parti qui paraît les mépriser.

Par conséquent le Parti socialiste a tout intérêt, comme les démocrates américains ont par exemple eu l'intelligence de le faire avec Barack Obama (et son fameux discours de Philadelphie), de tenir compte de toutes les difficultés, de toutes les souffrances. C'est d'ailleurs le sens même du combat qu'il entend mener.

Quelques précisions sur les classes moyennes: il est possible de les définir comme les "50% des ménages dont le revenu brut disponible n'appartient ni aux 30 % les plus modestes, ni aux 20% les plus aisés" (Jörg Muller, CREDOC). En France, cela peut représenter jusqu'à environ 38 millions de personnes, recouvrant un ensemble de catégories professionnelles très variées, et surtout très nombreuses : enseignants, employés (plusieurs millions de personnes), personnel soignant, ouvriers, petits artisans, petits commerçants, chargés d'études, chargés d'affaires...

En politique, les ressentis comptent au moins autant que la réalité, si ce n'est davantage. Or, ces classes moyennes éprouvent durement le fait d'appartenir à une strate intermédiaire qu'elles perçoivent comme menacée. "Bientôt, il n'y aura plus que des riches et des pauvres" entend-on. Une intuition d'ailleurs validée par nombre d'études pointant la tendance profonde, dans les pays les plus développés, à une ventilation des classes moyennes vers le haut et vers le bas, sous l'effet d'une mondialisation souvent féroce. Ces deux phénomènes (difficulté à s'élever, menace du déclassement) nourrissent la défiance vis-à-vis des partis traditionnels, partis qui ont longtemps refusé de considérer les effets négatifs de la mondialisation.

Selon l'économiste Alain Lipietz, les classes moyennes ont commencé à se disloquer au milieu des années 1970. Une partie a accédé aux classes supérieures, mais la majorité s'est trouvée reclassée vers les couches populaires. Certains spécialistes (économistes, sociologues...) ont l'habitude de répondre, quand on les interroge à ce sujet: "Il est difficile de définir les classes moyennes puisqu'elles sont en voie de disparition..." Ce fatalisme explique une large part de la désaffection de ces classes moyennes. Et dit tout sur l'objet politique, économique et social, dont elles doivent faire l'objet.

Parfois difficiles à définir, elles constituent pourtant le creuset de notre société. Sans elles, point de démocratie. Sans elles, point de développement économique. Sans elles, point de redistribution. A l'écoute des classes moyennes, nous retrouverions l'élan qui nous fait défaut, la solidarité qui nous caractérise historiquement, l'idéal d'égalité que nous proposons depuis 1789, l'ambition de la fraternité dont nous avons tant besoin dans notre société moderne.

Nous pensons que le Parti socialiste a tout à gagner à redonner espoir à ces classes moyennes -qui constituent le pivot de toute démocratie- et à épauler les classes populaires pour qu'elles rejoignent ces rangs-là. Il convient de réfléchir à une politique fiscale moins négative à leur endroit; à une politique économique favorisant l'initiative; à une politique des mobilités (économique, sociale, culturelle...); à une politique des transports qui, couplée à celle du logement, améliore les vies quotidiennes (qui souffrent par exemple de trop longs trajets).

Retrouvons le sens du peuple! Car le cœur de la gauche, c'est le peuple. Et, par conséquent, d'abord et avant tout les classes moyennes."

dimanche 10 avril 2016

Breaking Bad au PS

Comme d’habitude lors des conférences sur le sujet (en l’occurrence, les petits Blancs dans les campagne, soirée-débat organisée par Fabien Verdier, conseiller municipal PS de Châteaudun et conseiller régional), il y a eu quelques auditeurs au regard dubitatif, prêts à se montrer hostiles. Et puis, le propos s’est clarifié. Les langues se sont déliées, les sourires sont revenus, tout le monde a compris je crois qu’on pouvait aborder ces sujets-là sereinement et même avec humour.

Pendant deux heures trente, je suis resté cependant intrigué par un personnage au fond de la salle dont le visage me semblait familier. Il est intervenu plusieurs fois de manière assez vive pour signifier quelques points de désaccord et témoigner brièvement de ses anciens engagements musclés du côté de l’extrême-gauche. Où l’avais-je déjà rencontré ? Ses références truculentes aux violences politiques dans lesquelles il avait été impliqué semblaient réveiller en moi de lointains souvenirs. J’ai fini par comprendre : cet homme était le sosie du personnage de Mike dans la série Breaking Bad, homme de main particulièrement efficace au service d’un ponte du trafic de cristal meth. Il aura donc fait régner sur la soirée comme un air d’inquiétante étrangeté, pas tout à fait décalé d’ailleurs avec le fait de parler de petits Blancs devant un parterre d’édiles PS.

jeudi 7 avril 2016

Petits Blancs dans les campagnes

Vendredi 8 avril, Fabien Verdier, conseiller municipal (PS) de Châteaudun et conseiller régional, m'invite à animer une conférence sur le thème des petits Blancs et du vote FN dans les campagnes... La température va monter d'un cran !

mercredi 9 mars 2016

Edouard Louis, un petit Blanc à Saint-Germain

Dans le beau premier livre d’Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, le thème de la race n’apparaissait que de manière incidente. Le narrateur, homosexuel picard, n’évoquait le racisme de sa famille que pour mieux suggérer la misère intellectuelle de cette dernière. Le racisme était ainsi décrit comme l’un des stigmates de la pauvreté blanche – non que le narrateur se décrive comme blanc, mais il montrait que les pauvres restent engoncés dans des schémas de pensée simplistes et que l’ascension sociale consiste précisément à se dégager de ces clichés.

Dans le deuxième livre d’Edouard Louis, tout aussi marquant, Histoire de la violence (2016), le thème de la race devient central – et il y a quelque chose d’ironique à voir le narrateur, évoluant désormais dans une sphère distinguée (celle d’intellectuels parisiens s’offrant des Pléiade) et pensant avoir échappé au marigot des stigmatisations sexuelles, sociales et raciales, les affronter à nouveau mais de manière plus brutale. Car il ne se contente plus d’observer, mal à l’aise, ses parents se perdre en insultes contre les Noirs ou les Arabes : il subit lui-même un viol de la part d’un dénommé Réda.

Le plus intéressant n’est cependant pas ce retour de flamme des rancœurs entre classes et communautés. Mais le fait que le narrateur se sente des scrupules à nommer la race de l’agresseur. A bien y réfléchir, le cœur du livre consiste moins dans le viol d’un Blanc devenu bourgeois par un Kabyle, que dans la mauvaise conscience d’une victime à décrire ce qui constitue l’identité même de l’agresseur. Autrement dit, et pour employer un vocabulaire crûment politique, le livre pose la question suivante : comment résister, quand on est petit Blanc, à l’appel du Front national ?

Devant ce dilemme – ne pas nommer la dimension raciale au risque de perdre en richesse descriptive, ou bien nommer cette part raciale au risque de passer, précisément, pour un raciste –, l’auteur tranche en faveur de la seconde solution. Mais, afin de parer toute accusation de racisme, il désamorce le mal qu’on pourrait penser de l’agresseur en le présentant, in fine, comme la véritable victime – une victime de la violence ancestrale de la société française sur la société algérienne.

Le narrateur établit donc une hiérarchie victimaire implicite : les plus victimes, donc les moins coupables, quels que soient leurs actes, seraient les membres des minorités ethniques ; ensuite viendraient les petits Blancs, coupables d’être blancs mais victimes de pauvreté ; enfin, les bourgeois blancs, coupables de toutes les turpitudes. Cette distribution des rôles permettrait d’établir les droits et les devoirs de chacun. Par exemple, le petit Blanc pourrait se plaindre du regard méprisant du bourgeois ou des brimades sexistes exercées par les siens, mais pas de la violence physique exercée par « plus victime » que lui.

Par ailleurs, le narrateur déclare très explicitement mieux supporter cette dernière violence, quand bien même elle a failli le tuer, que le racisme exprimé par les policiers lorsqu’il leur raconte son agression – suggérant, sans tout à fait le dire, que la première agressivité reste avant tout d’ordre social alors que celle des seconds s’apparente bel et bien à cette horreur absolue qu’est le racisme.

J’ai relevé quelques mots particulièrement symptomatiques à propos de ces hiérarchies. Ainsi la sœur du narrateur déclare-t-elle, page 64 :

« C’est là que l’autre a voulu savoir si Edouard il avait des origines anglaise ou allemandes (…) et Edouard lui répond : Malheureusement ni l’un ni l’autre, il dit en riant la phrase de notre père qu’il disait à propos de la famille. Comme disait mon père, français pure souche, sans mélange, parents français, grands-parents français, arrière-grands-parents français, arrière-arrière grands-parents français, arrière-arrière-arrière grands-parents français. »

Le narrateur est très clair-là-dessus : il regrette, même sous forme de boutade, de ne pas avoir d’autre origine que française, feignant d’utiliser une expression pour s’en moquer, « française de souche », mais l’utilisant malgré tout parce qu’il n’en a pas d’autre à disposition. La fulgurance du passage tient au fait que la honte est comme redoublée : honte d’être blanc, mais honte aussi de n’être porteur que d’une seule origine parmi les dizaines d’origines possibles dans le cas de la « blanchitude ». De manière cruelle, le père se glorifiait de cette chose dont le fils a aujourd’hui honte.

En fin de compte, on voit le paradigme raciste s’inverser : à la pureté raciale considérée comme désirable se substitue le métissage ou même la pureté raciale mais « autre », c’est-à-dire non blanche, si bien que le fils du petit Blanc, en plus d’être pauvre, loin de se sentir privilégié par sa couleur de peau, la perçoit comme une forme de déchéance. Comment s’étonner dans ces conditions que, violé par un Kabyle, le narrateur résiste au long du livre à désigner ce violeur comme coupable ? Un peu comme si la victime n’avait pas assez d’épaisseur existentielle pour avoir l’arrogance de se constituer en victime.

Pour conclure, je suis à peu près sûr que le narrateur d’Edouard Louis refuserait de se voir accoler l’étiquette de petit Blanc, considérant précisément qu’il se situe au-delà des catégories raciales. Mais cette pudeur, ou cette inconscience, me paraît tenir précisément aux paradoxes de la situation du petit Blanc (la terminologie sartrienne me paraît ici appropriée), souffrant de la racialisation qu’on lui impose mais d’autant plus rabattu vers elle qu’il espère s’en émanciper – le tout dans une société où il ne sera sans doute plus possible, et pour longtemps, de le faire.

mardi 5 janvier 2016

Sortie en format poche chez Points Seuil

Sortie en format poche, chez Points, des Petits Blancs, le 21 janvier prochain.



Le livre proposera une postface inédite, dont voici les trois premiers paragraphes:

"Il peut être utile, pour comprendre une partie des réactions que le livre a suscitées, de faire référence à la notion d’intersectionnalité telle qu’elle est employée en sociologie et en philosophie politique, notamment aux Etats-Unis.

L’intersectionnalité se propose d’étudier les effets de cumuls de discriminations. Si l’on considère qu’il existe dans nos sociétés contemporaines plusieurs lignes de fracture – parmi lesquelles, notamment, celles de la race, de la classe, du sexe et du genre – en vertu desquelles certains individus se verront ou se sentiront discriminés, alors il est logique que certains se voient discriminés en fonction de plusieurs critères. Il existerait ainsi des sortes de coefficients d’oppression. Par exemple, une femme noire et lesbienne subirait trois formes de discrimination quand un homme noir hétérosexuel n’en subirait qu’une. Et l’on suppose que la situation de la première serait ainsi plus complexe, plus douloureuse que celle du second.

C’est dans le cadre de ces privilèges et dominations qui se croisent, se cumulent ou s’annulent que naissent les débats. On comprend ainsi qu’il faille plaindre un individu subissant plusieurs formes de discriminations… Mais que penser de celui qui subit une forme de discrimination tout en jouissant, face un autre, d’une forme de privilège ? Victime d’un côté, oppresseur de l’autre ; discriminé le matin, discriminant le soir. Faut-il par conséquent tenir certaines formes d’oppression comme plus fondamentales que d’autres ? Cela permettrait de clarifier les choses et de ramener le faisceau des oppressions à une ligne essentielle. Ou bien doit-on s’efforcer de rester vigilant vis-à-vis de chaque forme de discrimination, tenant une sorte de comptabilité de celles que l’on subit et que l’on fait subir tour à tour ? (...) "