La littérature sous caféine


mercredi 28 octobre 2020

Le paradoxe du professeur (ELLE)

Tribune publiée dans le magazine ELLE le 23 octobre 2020, dont le titre initial était "Pleurer de rage".

"Le paradoxe du professeur

Un petit homme tient sagement une pancarte. Conscient d’attirer les regards, il avance joliment un pied de travers, sans doute un peu gêné. Pourtant la pancarte ne propose qu’un slogan banal en ce jour d’hommage au professeur assassiné : « Je suis Samuel et prof d’H.G. » Tout juste arrivé là pour les vacances, je rejoins la foule réunie sur la place emblématique de la ville. Je suis soulagé que l’épouvantable assassinat de la veille soulève un mouvement d’indignation. J’espère y trouver du réconfort, tout au moins des raisons de me sentir combatif. Je me prépare à épancher ma colère avec quelques compagnons de hasard. Et pourtant, c’est le découragement qui me saisit au spectacle de cette population que je trouve, en fin de compte, assez résignée.

Serait-ce le souvenir d’avoir pleuré de rage, deux jours plus tôt, à l’annonce de la décapitation ? J’ai été sonné par le surgissement de cette violence que tout annonçait, et qui m’a d’autant mieux glacé le sang que mes points de ressemblance avec la victime sont nombreux – comme Samuel, j’ai toujours aimé parler avec mes élèves des sujets les plus brûlants, que ce soit avec mes premiers lycéens de Seine-Saint-Denis ou mes étudiants de classe préparatoire aujourd’hui, trouvant même dans ce dialogue la source d’un appétit renouvelé pour le métier.

Serait-ce au contraire le pressentiment que ma tristesse commence à se tarir ? Depuis quinze ans la litanie des tragédies s’abat sur la France et je me lasse des bougies, des discours convenus, des irénismes mensongers. A quoi laissent donc place les larmes quand elles s’assèchent ? Je me méfie de la colère comme je redoute l’insensibilité. Serait-ce la conscience du paradoxe intime du métier de professeur ? Celui-ci ne saurait se plaindre de la brutalité des jeunes gens dont il a la charge. Pris en tenaille entre ces deux puissances que sont l’adolescence turbulente et la froide hiérarchie, il est tenu de retenir ses émotions. Faisant le pari de la culture, il sait qu’on n’attend pas de lui qu’il s’émeuve.

Serait-ce la conscience que tout n’est pas dit lors de ces hommages, et qu’on y dénonce le terrorisme sans admettre que l’institution n’a rien fait, ou pas grand-chose, pour protéger ses serviteurs ? En 2011 j’avais écrit un livre pour dire la violence faite aux professeurs par le silence qui leur était imposé. En 2018 j’avais été heureux que l’omerta soit enfin brisée par le hashtag PasDeVague. En 2020 je me rends compte que les choses ont empiré, que la violence est désormais paroxystique et que parmi ceux qui paradent en tête de cortège on trouve beaucoup de ceux qui se sont appliqués, depuis plusieurs décennies maintenant, à étouffer l’expression des peurs et des souffrances.

Serait-ce la conscience qu’il existe bien des lâchetés, bien des compromissions dans la façon dont le système scolaire a traité la pauvre Mila, voilà quelques mois, renonçant à la défendre et à punir ceux qui se rendaient coupables, au sein même de l’établissement, d’insupportables harcèlements ? L’abandon de la jeune femme par la classe politique a rendu possible la mort de Samuel. Ce qui aurait pu arriver à Mila, c’est Samuel qui l’a finalement subi, et c’est peut-être ce que je lis sur les visages : une part de renoncement jusque dans la souffrance, une prise de conscience trop tardive pour être tout à fait satisfaisante.

Et pourtant je l’aime, ce métier. Je le trouve sublime, cet esprit d’abnégation. Je les admire, ces collègues qui partout persévèrent dans un contexte qui ne les ménage pas. Et c’est à cette image idéale du métier que je me rattache pour supporter la démission collective dont je crois voir partout le spectre. Alors je quitte la manifestation bien avant qu’elle ne s’achève, ayant épuisé ce que je pouvais y ressentir. Et je salue discrètement le petit homme dérisoire avec sa pancarte, sans qu’il sache exactement ce que recouvre mon salut : sympathie, fraternité, vœux de bonne chance ? Moi-même, je serais bien en peine de le lui dire."

lundi 26 octobre 2020

Chez Ruquier, consensus mou après l'assassinat de Samuel Paty ?

Mon passage chez Ruquier, samedi soir, dans un débat sur la liberté d'enseigner.
Je l'avoue, j'ai mis les pieds dans le plat.
Je trouvais qu'il régnait un étrange consensus mou sur le plateau, alors que je m'attendais à un climat de colère une semaine après l'assassinat de Samuel Paty.
A partir de 1h10.

Lien vers le replay.

jeudi 22 octobre 2020

Le courage des professeurs

Tribune publiée dans Le Monde le 20 octobre 2020, pour réagir à l'assassinat de Samuel Paty, présentée sur internet sous le titre "Comme tous les professeurs, j'ai honte d'appartenir à une institution si faible", et, dans la version papier, sous le titre "Refuser l'omerta dans les salles de classe": "C’est une qualité que réclame le métier mais dont on parle peu. Qui parmi les pédagogues aurait l’idée de faire l’éloge de ce dont l’actualité nous offre le spectacle chaque jour, à savoir le courage des professeurs ?

Je ne parle pas seulement du courage intellectuel mais du courage physique, sans lequel le premier n’aurait aucun sens. Tout professeur ayant enseigné dans ce que j’appelais en 2011 « les territoires difficiles » a forcément affronté un jour ou l’autre le spectacle de dégradations, de bousculades, de coups subits par des élèves ou par des collègues. Ce climat de brutalité fait partie de son quotidien. Il pourra s’en émouvoir, s’en accommoder ou en faire un motif supplémentaire de fierté pour son sacerdoce.

A l’heure où le fascisme islamiste a forcé les portes de l’institution, comme il menaçait de le faire depuis des années sans qu’aucune de ces organisations syndicales ou humanitaires paradant aujourd’hui dans les manifestations n’agissent en conséquence, une réflexion sur la violence subie par les professeurs devient indispensable.

Tout d’abord, il faut insister sur la solitude du professeur face à l’institution, qui ne sait pas ou ne veut pas le protéger. Les affaires d’enseignants mis en difficulté par des classes où joue l’excitation de mettre un homme à terre, et à qui la hiérarchie n’apporte pas de support élémentaire, sont légions, parfois soldées par la mort honteuse des victimes, dont le seul tort est la maladresse ou la faiblesse. Ne parlons pas de ces diplômés de fraîche date que l’on envoie depuis des décennies dans les pires établissements, au mépris de leur santé comme de la réussite des élèves.

Le hashtag PasdeVague, surgi spontanément en 2018 après les menaces par arme à feu subies par une enseignante, a révélé la profondeur du malaise. Mais rien n’a été fait, en dépit des promesses. On a trop espéré d’un système pourtant miné par la paresse, la peur et le manque de moyens. On a refusé de nommer les réflexes d’omerta. Plus grave, l’affaire Mila nous a démontré jusqu’à la nausée que l’institution renonçait à protéger une adolescente menacée dans son intégrité physique pour des paroles certes malheureuses mais légales. Il n’est pas exagéré de parler d’infamie, de la part d’une part importante de la classe politique et d’une administration qui s’est tout de suite couchée devant la meute. Comme de nombreux professeurs, je me sens honteux d’appartenir à une institution si faible. Pour le coup, la seule personne courageuse est restée Mila : la terreur a fait taire tous les autres.

Cette réticence d’un corps de métier à nommer la violence dont il est victime, réticence qui fait son courage paradoxal, j’ai mis du temps à la comprendre. Je crois pouvoir maintenant avancer deux raisons principales.

Tout d’abord, si les professeurs ont tendance à trouver des excuses aux jeunes gens brutaux, c’est que le sens de leur métier est de les accompagner, de les mener patiemment hors de l’adolescence. Au fond, le professeur s’inscrit dans une forme de compagnonnage avec l’élève, à l’écart du monde adulte et pour l’y préparer. Il ne conçoit pas l’élève comme un adversaire mais comme un protégé, presque comme un ami. Dans ces conditions, les réticences du corps professoral à dénoncer les écarts de conduite de ses ouailles seront toujours très fortes.

La seconde raison tient à une compréhension partielle du phénomène de la violence. Pour la gauche dite sociale, la violence est avant tout le fruit de la pauvreté : elle doit donc s’attirer la compassion plus que la sévérité. Jusqu’à maintenant, les syndicats n’ont toujours avancé que cette explication. Pour une gauche plus radicale, qu’elle soit marxiste ou non, la violence suscite de la fascination pour la charge révolutionnaire dont elle est porteuse. Or, c’est oublier qu’il existe des formes de violence impardonnables, dont notre société démocratique et libérale ne peut s’accommoder, des violences crapuleuses et criminelles que le contexte ne suffit pas à expliquer, voire des violences fascistes, comme celle à laquelle nous venons d’assister, qui ne méritent aucune complaisance. A cet égard, nous payons aujourd’hui la sous-estimation de ce que l’islamisme a de singulier, et que la pauvreté ne suffit pas à éclairer – rappelons que certains terroristes viennent de classes éduquées.

Pour conclure cet article trop rapide, le drame que subit aujourd’hui la communauté éducative me rappelle celui que subit précisément Charlie Hebdo, et l’ensemble de la gauche avec lui, celui d’une fracture terrible et sanglante au sein d’un même camp politique, partagé désormais en deux factions : une gauche universaliste, clamant l’existence de droits individuels transcendant toute appartenance communautaire – dont celui de la critique et de la moquerie – et une gauche plus en phase avec l’époque, préférant aux droits individuels les droits des identités collectives à ne pas être bafouées.

Samuel Paty s’inscrivait nettement dans le premier camp, il l’a payé de sa vie. J’ai bien peur que la volonté collective de rétablir la simple sécurité pour ceux qui voudraient se prévaloir de valeurs qu’on croyait acquises, comme le droit à la critique, soit plus faible qu’on ne l’imagine. Il suffit de se rappeler que madame Belloubet, Garde des Sceaux, interprétait les saillies de Mila contre l’Islam comme une attaque contre la liberté de conscience, contresens indigent. C’est un triste constat qui s’impose : la nécessité du courage pour les professeurs a de beaux jours devant elle.

Aymeric Patricot est enseignant, essayiste et romancier. Il a publié deux livres sur le métier de professeur, « Autoportrait du professeur en territoire difficile » (Gallimard, 2011) et « Les bons Profs » (Plein jour, 2019)."

mercredi 21 octobre 2020

Samuel et Mila, même combat ?

Ma réaction à la décapitation de Samuel Paty sur Sud Radio