Très bel article d'Ariane Charton sur son blog Les âmes sensibles à propos de L'homme qui frappait les femmes :

"Violence du vide

Le nouveau roman d’Aymeric Patricot aurait dû s’appeler L’Insoutenable, titre de la postface du livre (L‘Homme qui frappait les femmes fait parodie de Truffaut, mais peu importe). L’insoutenable ici c’est la violence. Mais il s’agit moins de la violence que le narrateur exerce sur les femmes que celle qu’il exerce sur lui-même. Et c’est cette violence contre lui-même qui m’a « touchée », qui pour moi est le vrai sujet du roman et en fait sa belle fragilité.

Aymeric Patricot a sans doute eu peur, en écrivant à la première personne, que le lecteur prenne son roman pour un autoportrait ou, tout au moins, qu’on puisse le soupçonner d’être trop fasciné par la violence. L’autofiction est tellement à la mode que l’on finit par la voir partout. La postface a pour but de lever toute ambiguïté.

Je me sens obligée de préciser à mon tour que si je ne vois aucune réalité dans la violence qu’exerce le narrateur cela ne signifie pas du tout que j’excuse les hommes (ou les femmes d’ailleurs) violents. Mes propos ne concernent que l’impression que m’a donné la lecture de ce livre. Je peux tout à fait admettre que d’autres lecteurs soient mal à l’aise en lisant ce déferlement de violence.

Pour moi la violence dans ce roman n’existe donc pas : je n’en fais pas le reproche à l’auteur, ce n’est pas une faiblesse dans les descriptions ou la construction. L’auteur me fait simplement voir plus loin que les coups assénés à une fille de passage dans les toilettes d’un bar ou contre son épouse. A la lecture du roman, ces femmes frappées par le narrateur me semblaient ne pas exister. À aucun moment, je n’ai été gênée ou prise de malaise. Sentiment presque opposé à celui que j’ai ressenti en lisant (sans parvenir à le finir) American Psycho qui est, à mes yeux un roman intolérable fait de sadisme et de crimes gratuits.

Le narrateur d’Aymeric Patricot est un être passif : il a commencé à battre des femmes un peu par hasard, au collège, en s’en prenant à une petite peste qui l’avait giflé. Et même si ensuite il chasse pour céder à sa pulsion, il cherche des femmes de hasard, il laisse donc toujours la vie le porter. Le mépris qu’il a pour lui-même et tel que dit-il c’est avec « le plus grand des regrets» qu’il se défendrait si quelqu’un voulait le « réduire au silence ». Il a des doutes sur « la légitimité de (s)a personne. »

Pour moi les femmes ici ne sont pas battues en vrai, comme si tout restait à l’état de fantasme. D’ailleurs, si le narrateur éprouve un certain plaisir à frapper, il ne voit pas non plus les traces de ses coups. Son fantasme, le seul dont il se dit être capable, le fait souffrir car même s’il finit par assouvir une pulsion lorsqu’il frappe une femme il n’en tire qu’une jouissance médiocre, une jouissance qui est comme un miroir dans lequel se reflète son visage d’être fade, « insignifiant » pour reprendre un terme dont le narrateur use lui-même pour se qualifier. Ce narrateur a conscience qu’il est un salaud de taper sur les femmes, a conscience qu’il est hypocrite (et encore le mot est faible) en faisant carrière comme président d’une association de défenses des femmes. « Ma vie toute entière semble tenir dans ce pied de nez à la morale » : tel est le seul héroïsme dirais-je dont le narrateur puisse se vanter.

La force troublante du roman est la capacité de l’auteur à nous faire voir son récit par les yeux de son narrateur. Le style classique, musical, maîtrisé d’Aymeric Patricot (qui n’est pas sans me faire penser à celui de Philippe Vilain), participe à la force du livre, participe à créer une intimité entre le lecteur et le narrateur. Nous avons tous au fond de nous de « misérables petits tas de secrets », de misérables petites médiocrités et nous nous révoltons contre cette insignifiance, contre notre statut de grain de sable dans l’immensité du monde. Nous avons en nous une violence qui est comme une affirmation de nous-mêmes. Notre éducation, notre sagesse, notre capacité à trouver d’autres moyens de nous affirmer, heureusement, nous permettent la plupart du temps de canaliser cette violence, cette révolte. Le narrateur d’Aymeric Patricot, lui, pauvre de lui, n’a trouvé que les coups pour se donner le sentiment de vivre, d’être. En même temps au moment où il exerce une force sur l’autre, sur une femme (car il a peur des hommes), le narrateur sent le mépris de lui-même monter en lui comme une nausée, ce qui ne fait que redoubler son ardeur à frapper. Ensuite, il oublie. Il faut peut-être le regard de son fils de 4 ans (mais un homme quand même) pour qu’il prenne momentanément conscience de son acte. Lorsqu’il a peur d’être dénoncé ou peur d’être châtié par ses victimes, il éprouve aussi le sentiment d’exister. Vers la fin du livre, il se terre chez lui. Cette déchéance, cette peur d’être puni est une sorte de libération. Le narrateur voit dans sa chute une façon d’expier. Un thème que l’on retrouve souvent chez les Russes, notamment Dostoïevski. La souffrance, la peur, les privations qui accompagnent l’expiation lui procurent même une sorte de jouissance. Le narrateur, à la fin, est apaisé, capable de s’accommoder de sa personne jusqu’à ce que sa mort le délivre de lui-même

La violence du narrateur est un prétexte comme un autre pour décrire le mal-être d’un homme qui peut être chacun de nous. La clé du mal-être se trouve à la fin du roman : l’homme ne peut s’aimer s’il n’a pas été aimé enfant, il faut lui montrer l’exemple.

Dans ce roman, ce sont les femmes qui triomphent, au bout du compte. D’ailleurs, la partie est facile à gagner tant ce narrateur se méprise, se hait. J’étais en sympathie avec le désespoir de ce dernier qui est même trop lâche pour se suicider, qui ne croit à rien ni en un dieu ni en l’homme, qui ne voit dans les rapports sociaux que fausseté. Je ne sais pas si l’auteur a songé à l’Etranger d’Albert Camus. Il me semble en tout cas que ce n’est pas un hasard si la clé du roman se révèle au moment où il apprend que sa mère est morte. Il l’apprend par des cousins, comme un événement qui ne devrait pas vraiment le concerner. Il ne savait même pas qu’elle était malade. Comme l’acte de Meursault tuant un Arabe sur la plage, les coups donnés par le narrateur ne sont que des révélateurs d’une réalité plus violente : il ne trouve pas de sens à sa vie, elle est vaine. Aymeric Patricot décrit avec beauté cette absurdité. « Je trouvais parfois la vie d’une tristesse insondable, d’une épouvantable matière noire, et tout m’y apparaissait à la fois répétitif et tragique. J’avais la désagréable impression que mes gestes se reproduiraient à l’identique, et pour toujours, avec une dose supplémentaire de lassitude à chaque fois. Je ne voyais pas de solution. Sans cette chose qu’était la brutalité, je percevais mon existence comme une forme terriblement vide, et j’étais angoissé chaque fois que j’imaginais ce que j’aurais été sans elle. Paradoxalement, c’était cette vacuité qui me déprimait. »

La violence ici c’est le destin de Sisyphe.

La postface, comme un bref essai, élargit la question de la violence ou plutôt se déporte sur une autre question : la difficulté de vivre. Cette difficulté qui s’apparente à une violence que nous éprouvons intérieurement.Vivre est bel et bien un métier, un difficile métier. Notre façon de le rendre plus doux, c’est d’accepter la vie. Mais cette douceur ne peut venir que de nous-mêmes, pas de l’extérieur. L’auteur évoque différents aspects de ce sentiment d’insoutenable existentiel, je lui conseillerai d’en exploiter certaines. D’oser le faire. Il en est capable.

A la fin de sa postface, Aymeric Patricot dit rêver de passer à « une littérature parfaitement apaisée (…) décrivant un monde unifié, beau, séduisant, aimable, point d’aboutissement d’efforts millénaires ». Je rêve de bonheur mais en littérature, je le crois difficilement exprimable sur la durée sans être ennuyeux ou bon pour la ménagère de moins de 50 ans des écrans publicitaires. Tout juste peut-on décrire les effleurements du bonheur, toujours fugitifs car toujours menacés. Je pense à José Cabanis (hélas trop oublié) et à Alain-Fournier, dans certains passages de ses lettres à Jacques Rivière. Dans les deux cas, ces caresses du bonheur qu’ils décrivent sont liées à la nature. Peut-être est-elle le cadre le plus rassurant pour notre repos, plus rassurant peut-être qu’un bel édifice ?

Mais, penser que nous pourrions aujourd’hui aboutir à une littérature apaisée, c’est croire que l’humanité progresse. Je ne le crois pas. L’homme d’aujourd’hui est le même que le voisin d’Homère. Mais tant que la Terre existera, il se trouvera des hommes pour écrire sur l’humanité, dans ses grandeurs, ses petitesses, ses malheurs et ses joies.

L’Homme qui frappait les femmes est un chant désespéré, humain et intemporel dont nous avons grand besoin dans notre société matérialiste où tout va vite, où l’on peut se donner l’illusion d’exister en tweetant, où l’on n’accepte si peu son anonymat, où il faut du plaisir, du bien-être à tout prix. Un chant dans une époque qui pèse « sur les individus d’une manière particulière » comme l’écrit l’auteur dans sa postface. « (I)l y a des compromis, des pressions, des souffrances provoquant, même de manière ponctuelle ou localisée, cette sensation d’Insoutenable. » Et quand nos angoisses existentielles se rappellent à nous, étourdis que nous sommes par cette société multimédias, elles le font peut-être avec d’autant plus de violence, justement.
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