La littérature sous caféine


jeudi 26 mai 2011

"Le courage d'enseigner" (Philippe Petit sur Marianne 2)

Bel article de Philippe Petit sur le site de Marianne 2 :

"Le livre s’ouvre sur une phrase d’une étudiante affirmant : « A l’école j’ai perdu l’habitude de réfléchir… ».

Cet aveu pourrait être le fil rouge de cet autoportrait. Un enseignant y découvre que son rôle n’est pas d’enseigner et que les enfants ne vont plus à l’école pour réfléchir. La mission de l’institution scolaire n’est plus de transmettre un savoir, mais de rapiécer le tissu social. « Certains redoutent l’avènement d’un système à deux vitesses. Il me paraît évident qu’il existe déjà » (p. 28). Ce dont nous parle l’auteur, c’est donc bien de ces collèges français relégués, défavorisés, de ces Zones d’Education Prioritaire où le but du professeur est réduit à contenir la violence de sa classe. Dans ce livre biographique, il est question de la honte du professeur qui n’arrive pas à tenir sa classe pourtant intenable, il est question de la mauvaise conscience d’un professeur contraint d’aiguiller tel ou tel dans la filière qui lui correspond, en fonction et en raison des ses handicaps socioculturels. Mais il n’est pas seulement question de la souffrance du corps professoral, puisqu’il est aussi et surtout question de la France et de son Histoire. L’Histoire de France vues par le prisme d’un enseignant, autrefois candide.

« C’est à vingt-neuf ans, débutant comme enseignant, que je me suis posé pour la première fois la question de l’ethnie – tout au moins de l’ethnie en France ». (p. 61). Il est donc aussi question d’un jeune français, un jeune normand nouvellement agrégé, qui découvrit qu’il est blanc lorsqu’il débarqua dans un collège de la région parisienne ou 95% de ses élèves ne le sont pas. Et oui, messieurs les Républicains, la couleur de peau, la ségrégation colorée, la color line comme disent les américains, et bien cela se voit. Et cela s’entend comme ce professeur qui entend ses élèves lui dire : « On n’est pas comme vous, M’sieur. On n’est pas Français, nous ». Dans ce livre il est question de collégiens et de lycéens qui sont manifestement « blessés de la race » et d’un professeur qui découvre que le mot « français » qui lui servait autrefois à définir son identité, lui fait aujourd’hui l’effet d’une « coquille vide ».

C’est un livre violent car il y est question de violence, d’une double violence même car la violence quotidienne est redoublée par le silence sur cette violence. Le grand mérite d’Aymeric Patricot est de briser ce silence. Est-ce un mérite ou une nécessité ? Comment en effet survivre sans crier cette violence sans voix ? L’auteur semble nous dire : « ouh… ouh… savez-vous qu’il existe des métiers, à savoir celui de professeur en territoire difficile, où le quotidien est fait d’insulte, de crachat, de coup, d’humiliation, de solitude, de dépression, et de suicide . Savez-vous que le malaise des professeurs n’a d’égale que le silence de l’Institution, l’indifférence cynique des supérieurs hiérarchiques et la détresse des collégiens ? ».

Il n’y a pas que de la colère dans ce livre, il y a aussi de l’admiration. D’une part de l’admiration pour la sincérité des lectures d’adolescents qui découvrent Jean-Baptiste Poquelin ou James Ellroy, ou admiration pour l’authentique talent littéraire de certains de ses élèves qui, quoique nés hors de France, ont épousé sa langue. D’autre part, écrit l’auteur, « j’éprouve une véritable admiration pour les dizaines de milliers de professeurs qui persistent à travailler dans ces endroits-là, parce qu’ils font preuve d’un courage, d’une abnégation, d’une force dont je n’aurais pas été capable » (p. 93).

Aymeric Patricot a en effet quitté le collège unique pour le lycée général qui lui n’est plus unique, et cela par instinct de survie. Cela demande du courage que de dire à voix haute qu’on n’a plus le courage d’aider ces collèges en difficulté, qu’on préfère laisser de coté ces « adolescents invisibles » qui n’auront pas la chance d’accéder au lycée, et cela, car il y va de notre santé. Le lecteur passe lui aussi de la colère à l’admiration. Si ces professeurs pouvaient être admirés par d’autres que des professeurs, si ces professeurs pouvaient ne pas être méprisés par le gouvernement, alors, peut-être, que notre colère s’en trouverait soulagée. Merci à eux donc, ces professeurs en territoire difficile, et merci à Aymeric Patricot de les avoir remerciés.
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samedi 14 mai 2011

Les désarrois du professeur en ZEP

Dans l'édition du samedi 14 avril du monde, un article de Mattea Battaglia à propos d'Autoportrait du professeur... dans la rubrique Le livre du jour (en ligne ICI).

"On ne compte plus les témoignages de jeunes professeurs meurtris par les conditions de leur "prise de fonctions" - ces "bleus" qui vivent dans leur chair l'écart entre un concours d'élite et le niveau du travail demandé en classe. La réforme dite de la "mastérisation", entrée en vigueur en 2010, a exacerbé le malaise, privant ces enseignants débutants de leur année de stage.

Internet, depuis plusieurs mois, s'est fait l'écho de leur désarroi : sur les blogs et les forums de discussion, la parole des enseignants se libère, pointant la difficile transition entre la formation et le terrain.

C'est ce passage, cette mise à l'épreuve que raconte Aymeric Patricot, agrégé de lettres modernes, débarqué, en 2003, dans une banlieue parisienne dont il ignorait tout - ou presque.

Le jeune homme de 29 ans, originaire du Havre, va assurer durant trois années des remplacements - de deux à trois mois - dans des collèges et lycées. Là, il se confronte à ces "zones sensibles" auxquelles, dit-il, ni les médias ni surtout l'institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) ne l'ont préparé.

Première destination : Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), ses barres HLM où plane le souvenir de la jeune Sohane, brûlée vive dans le local à poubelles de sa cité... à quelques centaines de mètres de l'établissement où il est affecté. Et premier conseil asséné par la principale : "Votre travail consiste à tenir vos classes, autant qu'il vous est possible." Quid de la transmission des savoirs ?

VIOLENCE MORALE ET PHYSIQUE

Le jeune homme s'interroge sur un métier qu'il doit, chaque jour, improviser, où la violence - morale et physique - le dispute à l'épuisement. "Je crois pouvoir affirmer qu'il existe deux métiers, écrit-il, dans les collèges favorisés, l'enseignant transmet des connaissances, identifie les progrès à faire, exerce les élèves ; dans les défavorisés, il contient la violence (...) et s'estime heureux lorsqu'il fait apprendre, pendant l'année scolaire, quelques maigres notions comme le présent de l'indicatif..." On ne sait s'il éprouve de l'admiration ou de la compassion, sans doute les deux, face à cette frange de professeurs qui cultive l'abnégation - "ces personnes aux épaules voûtées, rasant les murs, les joues creuses et tirant nerveusement sur une cigarette à la moindre pause, ces personnes que j'avais pour fonction de remplacer, précisément"...

Il est sévère à l'égard de l'institution, le ministère, l'administration, les politiques qui laissent les enseignants aller au casse-pipe. Aymeric Patricot est tout aussi intraitable pour lui-même, ou pour le "débutant" qu'il a été : manque d'autorité, recours à la menace et à l'exclusion... "Je me suis imaginé donner des coups." Il insiste sur la "mauvaise conscience" du professeur en zone d'éducation prioritaire (ZEP), qui n'ose plus se plaindre d'élèves cumulant déjà toutes les difficultés.

Admettre le désespoir n'est pas nécessairement signe d'échec. L'auteur évoque aussi des "expériences lumineuses", l'orgueil de former les adultes de demain, la joie de se confronter à cette "pâte humaine" pas encore formatée par l'idéologie et la morale. La spontanéité contagieuse des adolescents, leur enthousiasme pour Molière, Corneille, Maupassant. Les talents qui se révèlent. Selon une enquête menée par la Société des agrégés, plus de 45 % des professeurs du secondaire ont un jour songé à démissionner.

Aymeric Patricot n'en fait pas partie, mais il a tourné la page des remplacements il y a trois ans pour enseigner en poste fixe dans un lycée de La Courneuve (Seine-Saint-Denis). "Les classes deviennent gérables (...). C'est que les éléments les plus brutaux n'y accèdent pas, et même parfois quittent le système", note-t-il, sans langue de bois.

Autoportrait du professeur en territoire difficile, Aymeric Patricot, Gallimard, 113 p., 9,50 €

Mattea Battaglia
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