Quelques remarques sur le dernier roman de Houellebecq (Flammarion, septembre 2010) (premières remarques ICI) :

- Les première et deuxième parties donnent toute leur ampleur au roman. On y suit les étapes de la carrière du peintre Jed Martin (de l’invention de Houellebecq, semble-t-il, et constituant ce qu’on pourrait appeler une autobiographie par projection). Deux phases notamment ont fait son succès : son travail photographique à partir des cartes Michelin, ses grands tableaux consacrés aux métiers contemporains et aux grandes figures de l’art et de l’économie.

Ces pages-là sont d’une excellente facture, et l’on retrouve l’ironie de l’auteur de Plateforme, son désespoir latent, son « manque d’attache à la vie », souvent évoqué dans le roman, mais dilués dans une vaste série de digressions sur le sens de l’art, l’évolution économique de la France, l’importance des objets manufacturés dans nos vies… A cet égard, comme on peut le lire en abyme dans la dernière page du roman, une page qui fait la synthèse du travail de Jed Martin mais dont on devine qu’il pourrait s’agir du travail de Houellebecq lui-même, « l’œuvre (…) peut être ainsi vue comme une méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe ».

Et c’est la grande force de ce roman que de traiter d’un sujet aussi peu glamour, en apparence, que le déclin industriel, mais de le faire avec un sentiment si poignant de désespoir. Peut-être un Houellebecq plus jeune n’aurait-il pas osé s’attaquer à ce thème-là. Peut-être a-t-il fallu quinze ans de carrière sulfureuse, de scandales divers et d’installation progressive dans le paysage littéraire pour qu’une audience maximale puisse être réservée à un projet si audacieux.

- A cet égard, j’ai du mal à ne pas penser à DeLillo (que j'ai récemment vu en signature à la librarie L'Arbre à Lettres), dont l’écriture et les thèmes sont différents, bien sûr, mais qui a lui aussi le culot d’aborder des thèmes à première vue rebutants, ou bien étonnamment sérieux et cérébraux – je pense par exemple au traitement des déchets abordé dans Outremonde.

- Autre tour de force : le portrait de quelques figures du paysage médiatique français, comme l’éloge de Jean-Pierre Pernaud, génialement à contrepied de tout ce qu’il est en usage de penser dans les « milieux de bon goût ».

- A propos de goût, Houellebecq commet d’ailleurs quelques fautes, comme on en a l’habitude. Je pense par exemple à ce court passage, « Jed décida, finalement, de sortir les profiteroles. (…) Il en prit une, la fit tourner entre ses doigts, la considérant avec autant d’intérêt qu’il l’aurait fait d’une crotte de chien ; mais il la mit, finalement, dans sa bouche. » Ou bien à une scène de beuverie chez TF1, qui s’achève par la vision d’un Patrick Le Lay rampant au sol, le front en sang, à laquelle on a du mal à croire (page 247).

- Je me suis amusé à relever deux occurrences du mot « pénible », mot si fréquent dans les précédents romans de Houellebecq, et qui me semble être le mot le plus représentatif de son œuvre (désignant non pas l’effet sur le lecteur, bien sûr, mais un certain mal de vivre dont tous les personnages de Michel sont emprunts).

- En revanche, je suis nettement moins convaincu par la troisième et dernière partie, qui bascule dans le roman policier (l’atroce assassinat du personnage Houellebecq lui-même). J’avais déjà remarqué la difficulté qu’avait Houellebecq à finir ses romans, et son plaisir à proposer des conclusions sanglantes, voire apocalyptiques : la pathétique tentative de meurtre raciste dans Extension du domaine de la lutte (peu crédible), l’attentat islamiste de Plateforme (inutile ?). Là nous avons droit à une enquête, à l’apparition d’un nouveau personnage sous les traits d’un policier désabusé, comme il se doit, et je trouve que cela donne des pages plus banales et qui souffrent de la comparaison avec les maîtres du genre. Je me suis surpris à être tenté de passer des paragraphes, un comble pour un auteur dont je quête par ailleurs fébrilement chacune des interventions. Je serais très curieux de savoir ce que Houellebecq lui-même, dont je trouve par ailleurs le goût littéraire très sûr (il est souvent brillant dans ses analyses), dirait des chutes de ses propres romans. De quelle manière les justifierait-il ?

- Attendre cinq années pour le prochain opus (l’écart entre La possibilité d’une île et La carte et le territoire), ce sera long…